Au Maroc, l’entrepreneuriat féminin suscite un intérêt de plus en plus grandissant. Partout, des femmes affirment leur envie d’entreprendre et de transformer les réalités économiques et sociales autour d’elles. “L’élan vers l’entrepreneuriat est réel. Depuis quelques années, on observe une montée en puissance de femmes qui souhaitent créer, innover, se réaliser et impacter positivement leur environnement”, souligne d’emblée Leïla Doukali, présidente de l’Association des femmes chefs d’entreprises du Maroc (AFEM). Ce constat est confirmé par plusieurs études récentes. Selon une enquête menée par MasterCard, dont les résultats ont été dévoilés en mars dernier, 74% des femmes marocaines aspirent à créer leur propre entreprise. Ce chiffre témoigne d’une véritable mutation des mentalités et d’un désir d’autonomie de plus en plus affirmé. “Ce qui a profondément changé, c’est la nature de la motivation. Aujourd’hui, les femmes n’entreprennent pas uniquement par nécessité, elles entreprennent par conviction, par volonté d’indépendance, et souvent pour porter un projet à impact”, relève la présidente de l’AFEM. Dans ce sens, elle fait savoir que les motivations restent multiples et parfois même très personnelles. “Trois grandes tendances se dégagent aujourd’hui. La première est bien évidemment l’autonomie financière. Beaucoup de femmes souhaitent sortir d’une forme de dépendance, prendre en main leur destinée économique et offrir un avenir meilleur à leurs enfants”, indique-t-elle. À cela s’ajoute une quête de sens qui guide de plus en plus d’entrepreneures et de porteuses de projet. “Nombreuses sont celles qui veulent créer des entreprises à mission, des structures qui répondent à des enjeux sociaux, écologiques, éducatifs ou culturels. L’impact qu’elles peuvent générer devient aussi important que la rentabilité”, explique Leïla Doukali. La flexibilité joue également un rôle déterminant dans la décision de se lancer dans l’entrepreneuriat. “Dans une société où les femmes assument encore la majorité des responsabilités familiales, entreprendre devient une manière de concilier vie professionnelle et personnelle”, détaille la présidente de l’AFEM.
Les secteurs où elles s’imposent
Les motivations précitées influencent directement les domaines dans lesquels les femmes choisissent de se lancer. D’après Khalid Kabbadj, économiste, les entrepreneures marocaines investissent principalement dans des secteurs flexibles et accessibles. “Les services, tels que le consulting, la formation ou le marketing, attirent de nombreuses femmes. Le commerce et le e‑commerce restent également très prisés. L’artisanat, à travers les coopératives féminines ou les produits du terroir, demeure aussi un choix privilégié. Le digital, notamment les boutiques en ligne, le marketing de contenu et les services numériques, connaît aussi un essor croissant auprès des entrepreneures”, développe-t-il.
En revanche, malgré ce souffle, certains chiffres montrent que la réalité demeure contrastée et que beaucoup reste à faire pour transformer cet élan en réussite durable. Selon le rapport 2022-2023 de l’Observatoire marocain de la Très petite et moyenne entreprise (OMTPME), seulement 15% des entreprises du Royaume sont dirigées par des femmes. Ce taux reflète notamment la difficulté de traduire le désir entrepreneurial en création d’entreprises formelles et durablement opérationnelles. “Il y a un décalage entre l’ambition exprimée et les conditions réelles de passage à l’acte”, commente Leïla Doukali. Dans la même veine, l’économiste Khalid Kabbadj affirme que “la place qu’occupe l’entrepreneuriat féminin reste encore loin de refléter le potentiel réel des femmes dans l’économie nationale”. Cette situation révèle qu’en dépit de leur détermination, les femmes entrepreneures au Maroc se heurtent encore à des obstacles concrets. “Le passage de l’idée à la réalité est semé d’embûches. Il ne s’agit pas d’un manque de volonté, mais bien de freins systémiques”, souligne la présidente de l’AFEM.
Les freins au passage à l’acte
L’un des principaux freins à l’entrepreneuriat féminin reste l’accès au financement. Selon le rapport de l’OMTPME, seulement 14,6% des entreprises dirigées par des femmes bénéficient d’un crédit bancaire. À cet égard, Leïla Doukali explique que “les femmes ont souvent moins de garanties, moins de réseau, et sont perçues comme présentant plus de risques par les institutions financières”. Doukali évoque également la complexité des démarches administratives. “Bien qu’universelle, cette complexité décourage particulièrement les profils moins familiers avec l’écosystème entrepreneurial”, note-t-elle. Dans le même ordre d’idées, la présidente de l’AFEM fait remarquer que certains freins, parfois invisibles, sont souvent les plus puissants. Elle cite notamment la pression sociale, les stéréotypes de genre, le manque de confiance en soi ainsi que la peur de l’échec. “Tout cela peut empêcher une femme, pourtant compétente et motivée, de se lancer. Il est urgent de lever ces barrières culturelles, de créer un environnement bienveillant et structurant, où la femme ne soit pas seulement tolérée comme entrepreneure, mais pleinement légitime”, insiste-t-elle. D’autres obstacles compliquent également le parcours des femmes entrepreneures au Maroc. “Peu de programmes de mentorat ou d’incubation ciblent spécifiquement les femmes entrepreneures, et les réseaux professionnels restent trop limités, réduisant l’accès à des partenariats et opportunités de croissance. A cela s’ajoutent aussi des contraintes sociales et culturelles. En effet, les attentes traditionnelles liées au rôle féminin peuvent décourager certaines femmes. Sans oublier les inégalités territoriales qui compliquent encore la situation, en particulier pour les femmes rurales, confrontées à l’éloignement, au manque d’infrastructures et à l’accès restreint aux services nécessaires pour pérenniser leur entreprise”, explique Khalid Kabbadj.
En vue de permettre aux femmes entrepreneures de faire face à certains freins auxquelles elles sont confrontées, plusieurs initiatives ont été mises en place. Il s’agit notamment du programme She Industriel, lancé en 2024 par le ministère de l’Industrie et du Commerce, en partenariat avec l’AFEM. Cette initiative vise à promouvoir l’entrepreneuriat féminin dans le secteur industriel et à encourager les femmes à investir dans des filières à forte valeur ajoutée (voir encadré). Autre initiative, le programme Women in Business, développé par la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD), en partenariat avec des banques marocaines, en vue de faciliter l’accès des femmes entrepreneures au financement. Depuis son lancement en 2018, il a soutenu près de 5.000 femmes entrepreneures au Maroc, mobilisé environ 30 millions d’euros et accompagné des projets avec des services de diagnostic, de coaching, de mentorat et de renforcement des compétences.
Agir contre les obstacles structurels
Si ces initiatives constituent un pas important vers une meilleure inclusion économique des femmes, elles demeurent insuffisantes pour lever durablement les obstacles structurels. Pour Leïla Doukali, il est essentiel d’adopter une approche globale. “Il est temps d’avoir une lecture genrée des politiques publiques. Le potentiel économique des femmes est considérable, mais il restera sous-exploité tant que les obstacles spécifiques ne seront pas traités”, plaide-t-elle. Selon la présidente de l’AFEM, plusieurs mesures concrètes doivent être envisagées pour renforcer l’impact des programmes existants. Elle recommande notamment de créer un cadre fiscal et réglementaire allégé pour les entrepreneures en phase de démarrage, ainsi qu’un fonds d’amorçage dédié aux femmes, afin de soutenir leurs premiers investissements. Leïla Doukali insiste aussi sur la nécessité de soutenir les structures de garde, telles que les crèches ou centres de jour, pour permettre aux femmes de se consacrer pleinement à leur activité professionnelle. D’autres leviers incluent l’aménagement du temps de travail, la promotion du télétravail et l’amélioration des moyens de mobilité dans les zones rurales. “Et surtout, il faut multiplier les campagnes de communication qui valorisent les rôles modèles féminins dans l’entrepreneuriat”, souligne-t-elle.
Au-delà des réformes économiques et institutionnelles, Leïla Doukali estime qu’un changement profond des mentalités est indispensable. “Il faut initier une véritable révolution culturelle, dès l’école, en déconstruisant les stéréotypes qui freinent encore l’ambition des filles. Il faut aussi changer le récit. Raconter des histoires de réussite. Encourager les jeunes filles à rêver grand. Briser les plafonds de verre, pas seulement dans les chiffres, mais dans les esprits”, insiste-t-elle. Un constat partagé par Khalid Kabbadj, pour qui le développement de l’entrepreneuriat féminin passe par une action collective et coordonnée. L’économiste a également attiré l’attention sur plusieurs autres actions indispensables pour libérer le potentiel entrepreneurial des femmes. “Il faut faciliter l’accès au financement en mettant en place des fonds dédiés, des microcrédits et des garanties spécifiques pour les projets portés par des femmes. Il est aussi crucial de renforcer l’accompagnement à travers des programmes de mentorat, des incubateurs et des formations adaptées aux besoins de ces entrepreneures, et encourager les partenariats publics-privés”, conclut-il.