Une chose est sûre, il n’est pas aisé de réformer une législation familiale, en raison de sa complexité. Mais c’est une démarche nécessaire lorsqu’il faut répondre à des enjeux d’égalité, de justice et de progrès. Depuis que Sa Majesté le Roi Mohammed VI a adressé une lettre au Chef du Gouvernement, le 26 septembre 2023 l’appelant à soumettre àSa Haute appréciation, des propositions d’amendement sur le Code de la famille, dans un délai de six mois, les associations qui militent pour les droits humains sont à pied d’œuvre. L’heure est à la mobilisation pour saisir cette opportunité historique d’amender, de rectifier et de réparer. Il ne s’agit cependant pas de garder la même architecture et d’opérer quelques changements, avertissent les militantes. Il faut réfléchir la réforme dans son ensemble, en particulier sur les sujets les plus urgents en lien avec le mariage, le divorce et la succession, à la lumière de la Constitution et des Conventions internationales.
À quoi doit-on s’attendre, alors ? Il faut d’abord mettre à plat toutes les problématiques et explorer chaque disposition, avancent les experts, car il ne s’agit pas seulement d’une question technique, mais plutôt d’une question sociétale qui concerne l’ensemble des parties prenantes et qui doit refléter les besoins et les aspirations de la société. Pour cela, il faudra ouvrir le débat et tenir compte des réalités démographiques, sociales et économiques et des mutations de ces dernières décennies afin de multiplier les perspectives et répondre au plus près aux aspirations des uns et des autres.
Ilham Hamdai, professeure Universitaire et Présidente de la Clinique du Droit de la Faculté des Sciences Juridiques, Économiques et Sociales de Rabat – Agdal de l’Université Mohammed V de Rabat rappelle que la réflexion doit porter non seulement sur la loi, mais aussi sur les dispositifs d’application de cette loi. “Il convient de souligner que si certains aspects et non des moindres ont besoin d’être amendés voire entièrement réformés, sur d’autres, ce qui fait parfois défaut ce sont les pratiques judiciaires unifiées susceptibles de permettre une application conforme à l’esprit du texte. Il y a également la nécessité de simplification des procédures dans certaines affaires. À titre d’exemple, en cas de divorce, rendre les procédures plus fluides pour une femme qui a la garde mais ne dispose pas de la tutelle légale et ce afin de lui permettre d’effectuer des démarches telles que changer l’école, voyager à l’étranger avec le mineur gardé, etc.”, explique-t-elle.
Le cahier de charges des militantes
En tête des revendications exprimées par les mouvements féministes et des Droits de l’Homme, on retrouve l’éradication du mariage des mineurs et de la polygamie, la nécessité d’accorder la tutelle aux mères ayant la garde des enfants, la simplification des procédures de divorce afin de les adapter aux réalités contemporaines, la valorisation du rôle des femmes au sein de la famille, l’équité dans le droit successoral pour garantir l’égalité entre les sexes. Sur ce dernier point, en particulier, il y a divergence entre ceux qui appellent à une réforme profonde de la loi sur l’héritage et les autres qui refusent même d’en discuter. D’où l’importance de la Commission chargée, d’entreprendre un travail d’écoute auprès de tous les protagonistes et d’élaborer des propositions visant à amender la Moudawana. “Sa Majesté a confié le pilotage du processus au ministère de la Justice, au Conseil Supérieur du Pouvoir Judiciaire et à la Présidence du Ministère Public. Ce comité est invité à associer étroitement au processus les instances concernées directement telles le Conseil Supérieur des Ouléma, le Conseil National des Droits de l’Homme, l’Autorité gouvernementale chargée de la solidarité, de l’insertion sociale et de la famille, ainsi que les instances et acteurs de la société civile, les chercheurs et les spécialistes”, rappelle Ilham Hamdai pour insister sur le caractère participatif de la préparation des propositions d’amendement. Elle ajoute toutefois que certaines parties sont mieux outillées que d’autres pour traiter des questions juridiques, les praticiens du droit en l’occurrence tels que les magistrats, les avocats et autres auxiliaires de justice, étant donné que ce sont eux qui sont, dans le système judiciaire, en charge de la mise en pratique des textes juridiques, qui les interprètent parfois, en palpent les limites, les universitaires qui développent la doctrine accompagnant les textes, leur donnent leurs fondements théoriques et assurent, en aval, la recherche à même de permettre d’en mesurer l’efficience, à travers les études d’impact et les études relatives à la pratique judiciaire et à la jurisprudence de la Cour de cassation et aussi la société civile dans sa diversité, qui a vocation à se saisir, dans le quotidien, des besoins et des difficultés que vivent les gens, de s’en faire le porte-voix et de les traduire sous forme de revendications et de plaidoyers.
Le milieu universitaire et de la recherche, est impliqué dans la réflexion et la Clinique du Droit de la Faculté d’Agdal, par exemple, comme le souligne sa présidente a lancé une série de rencontres pour essayer de mobiliser toutes ces parties prenantes, de les faire dialoguer et débattre pour tenter de dégager un nécessaire consensus à même de permettre de faire avancer la cause de l’égalité et la justice tout en préservant l’essentiel en rapport avec l’identité propre de notre pays et l’équilibre de ses institutions.
La qiwâmah, une pratique patriarcale
Les associations féministes ont formulé, pour leur part, leurs revendications pour une réforme profonde du Code la famille, appelant à attacher un soin particulier à la formulation juridique qui ne doit tolérer aucune interprétation ou lecture basée sur le libre arbitre et du pouvoir discrétionnaire du juge ou du tribunal. De leur point de vue, le concept de la “qiwâmah” dénoncé comme une pratique patriarcale qui va à l’encontre de l’égalité homme-femme et de la responsabilité partagée telle qu’évoquée dans la Constitution, doit être éliminé. L’accès des femmes à leurs droits, les droits économiques notamment, doit être reconnu et être systématique, conformément à l’article 19 de la Constitution qui énonce également la création d’une Autorité pour la Parité et la lutte contre la discrimination. L’abolition sans exceptions et sans conditions du mariage des mineurs avec l’âge minimum du mariage fixé à 18 ans, est une revendication prioritaire et qui ne prête pas au débat pour les défenseurs des droits des femmes et des enfants. Dans ce même ordre d’idées et pour préserver la cellule familiale, les associations demandent l’interdiction absolue de la polygamie avec des dispositions de la loi qui punissent toute violation. Les questions liées au divorce, à la garde des enfants et à la tutelle sont inscrites également sur la liste : la mère ne doit pas perdre la garde de ses enfants si elle décide de se remarier, elle doit avoir les mêmes droits de tutelle que le père sur leurs enfants mineurs. Sur ce même registre, une clarification des dispositions juridiques concernant la pension alimentaire est nécessaire, de même que les questions liées à la garde des enfants après un divorce. Par ailleurs, les militantes évoquant la protection des droits de l’enfant et son intérêt suprême appellent à la reconnaissance du droit à la filiation pour les enfants nés hors-mariage avec l’admission de l’expertise génétique comme preuve.
Si la société civile est mobilisée et a affûté ses arguments pour les livrer au débat public, il est utile de se demander ce qu’il en est du grand public. Ilham Hamdai a un avis sur la question : “Dans le contexte actuel où le débat vient juste de s’enclencher, on assiste déjà à l’apparition, sous diverses formes (anecdotes, posts dans les réseaux sociaux, …), avec un ton souvent moqueur, un discours négatif tant sur la Moudawana dans sa forme actuelle que sur les amendements susceptibles de ressortir du processus de réforme en cours. Une lecture, même superficielle, de ce discours permet de conclure à la méconnaissance du contenu réel de la Moudawana, tant de la part des hommes que des femmes d’ailleurs, qui laisse libre cours à la circulation de tous les fantasmes. C’est dire l’immensité du travail d’accompagnement nécessaire à la mise en œuvre des dispositions du Code de la famille réfomé”.
Au mois de mars prochain, le gouvernement devra rendre sa copie. Le travail d’information, de communication et de sensibilisation doit déjà avoir commencé, car il s’agit d’un débat de société qui concerne la vie de tous les Marocains, hommes, femmes et enfants.
La Qiwama, un dogme hors contexte ?
“Les hommes sont qayâmûn (ont autorité) sur les femmes en raison des faveurs qu’Allah accorde à ceux-ci sur ceux-là et aussi en raison des dépenses qu’ils font de leurs biens.” Ce verset du Coran, explique Asma Lamrabet, essayiste féministe, a été, sans conteste, LE verset à partir duquel l’interprétation herméneutique patriarcale a façonné tout son modèle – aussi bien économique que social – de la famille en islam. Presque tous les autres versets coraniques, voire tous les textes se référant aux femmes ou à la relation hommes/femmes ont été lus et compris à travers la grille d’al-Qiwâmah, perçue dès lors comme un “droit” et une autorité permanente et absolue des hommes sur les femmes. La majorité des exégètes ont interprété ce concept de “Qawâmûn” comme étant l’aptitude de l’homme à être le “chef” de la femme, son supérieur, celui qui la dirige, celui qui a le droit de la “corriger” si elle s’écarte du droit chemin.
Le code de la famille a “bousculé” ce dogme en remplaçant le devoir d’obéissance des femmes à leurs époux par le principe de concertation et d’écoute mutuelle. Mais en l’absence de mesures d’accompagnement pour visibiliser le travail des femmes et leur contribution dans la gestion et l’entretien de la famille, le principe de co-responsabilité est resté purement déclaratoire, au profit de la Qiwâmah dans son acception traditionnelle.