Parler de l’avortement à visage découvert est tabou dans notre société. Cette expérience n’est pas affichée, non plus sur le feed lisse de son Instagram. Il est aussi souvent proclamé que les femmes sont les mieux placées pour en parler. Je ne suis pas de cet avis, car les hommes sont, malgré tout, pour moi, concernés par cet acte qui consiste à mettre un terme à une vie. Les hommes ne sont pas dénués de sentiments, et peuvent ressentir, au plus profond d’eux, du chagrin, de la culpabilité et parfois même de la honte suite à cette expérience et à toute la stigmatisation qui l’entourent.
Aujourd’hui j’ai 35 ans, et je me souviens encore du jour où ma femme m’a tendu ce fameux test de grossesse. Je suis resté hébété devant ces deux lignes rouges qui avaient le pouvoir de changer le cours de notre vie. À l’époque, nous venions tout juste de nous marier, et poursuivions encore nos études. Je n’étais prêt ni financièrement ni psychologiquement à avoir un enfant. Ma femme non plus ne voulait pas le garder, car elle estimait que nous ne disposions pas des conditions idéales pour élever un enfant. J’avoue avoir eu un petit moment d’hésitation mais ma femme était intransigeante.
Une décision difficile
L’interruption de grossesse allait être un véritable parcours du combattant. Nous étions pétrifiés à l’idée de devoir passer à l’acte. Nous ne pouvions en parler à personne, et encore moins à nos parents respectifs. Très conservateurs, ils estimaient qu’avoir un enfant est une bénédiction de Dieu, peu importe le prix à payer et les sacrifices à consentir. Je me suis donc résolu à garder ce secret pour moi et de ne le partager avec personne. Après tout, c’était notre décision, notre vécu, notre vie intime. Je remarquais toutefois que ma femme avait des comportements ambivalents. Elle passait du rire aux larmes en un clin d’œil, et avait de gros moments de doute et de culpabilité. Mais nous finissons par nous rendre à l’évidence : garder cet enfant alors que nous étions encore sur les bancs de l’école serait une erreur. De plus, l’un de nous deux, (en l’occurrence elle) devait abandonner ses ambitions pour se consacrer au bébé.
La visite chez le premier gynécologue s’est très mal passée. Ce spécialiste a insinué que j’étais le méchant de l’histoire et que ma femme ne voulait pas avorter. Nous avons eu droit à une leçon de morale enrobée d’un sermon religieux culpabilisateur. Je me souviens que nous avons quitté le cabinet très affectés, en colère et déçus de voir qu’un jeune couple ne pouvait pas décider de son avenir sans être en butte aux jugements des Hommes, des lois et de la société. Étant étudiant en médecine, je connaissais d’autres praticiens qui ne rechignaient pas à effectuer des avortements clandestins. J’ai donc pris rendez-vous avec l’un d’eux. Ce dernier n’a pas essayé de nous dissuader car il estimait qu’il s’agissait d’une décision personnelle. Mais il fallait faire vite, car ma femme était déjà à un mois de grossesse. Le jour J, nous nous sommes rendus à la clinique indiquée par le gynécologue. L’accueil était froid et les regards du personnel accusateurs. À leurs yeux, nous étions des assassins !
Un sujet tabou
Dans la salle d’attente où je patientais, je ne pouvais m’empêcher de penser que j’aurais pu être dans ce même espace, mais attendant un heureux événement. J’avais honte. Je ne pouvais m’empêcher de penser à toutes ces personnes qui essaient d’avoir des enfants sans y parvenir. Sur le chemin du retour, un silence assourdissent s’est installé dans l’habitacle de la voiture. Un silence qui cache tellement de questionnements, “qu’avons-nous fait ? Avons-nous pris la bonne décision ?” Une fois à la maison, je me souviens que ma femme m’a dit : “c’était la bonne décision”, comme pour me rassurer. Les jours suivants ont été bien difficiles. Je veillais sur ma femme de peur qu’elle ne fasse une hémorragie, et je ressentais au plus profond de moi-même sa peine. Je me disais que tout était de ma faute. Il me semblait que ma femme vivait dans le déni, mais qu’au fond d’elle-même, elle n’avait pas oublié. Il est vrai que nous avions décidé de faire comme si tout cela était irréel… Au fil des semaines, je pensais de moins en moins à cette interruption volontaire de grossesse. En fait, j’y pensais beaucoup moins qu’elle. Dans son regard, je sentais qu’elle souffrait beaucoup plus que je ne l’avais imaginé. J’avais du mal à aborder le sujet avec elle, car je sentais que ces émotions ne m’appartenaient pas et que je devais me concentrer uniquement sur ce qu’elle ressentait.
Je pense que c’est l’une des raisons qui fait qu’il est difficile d’avoir une discussion ouverte sur l’avortement. De cette expérience, je retiens que notre couple s’en est sorti sans trop de dégâts. Il a fallu beaucoup de résilience, de patience et de compréhension pour continuer notre chemin et notre vie à deux… Des années plus tard, nous avons retrouvé la force de faire un enfant, car nous avions le sentiment de devoir un enfant à la vie, au destin.