Adopté en mai 2025, le projet de loi n°03.23 relatif au Code de procédure pénale (CPP) s’inscrit dans le cadre de la poursuite d’une réforme globale de la justice, visant à renforcer les garanties du procès équitable et à consolider les droits et libertés fondamentaux. Présentée par le ministre de la Justice, Abdellatif Ouahbi, comme une réforme “qualitative et inédite”. Elle vise à renforcer les garanties procédurales, limiter les abus, moderniser les pratiques et mieux répondre aux évolutions de la société. Parmi les mesures phares : un meilleur encadrement de l’enquête préliminaire, la consécration du principe de présomption d’innocence, une protection renforcée des victimes de traite humaine ou encore l’utilisation des outils numériques dans les procédures. “Le texte s’inscrit dans une vision de justice plus efficace, plus équitable, plus adaptée aux standards internationaux”, avait expliqué le ministre de la Justice.
Une réforme qui fait débat Si le texte couvre un large éventail de mesures,
notre focus porte ici sur une disposition particulière: celle qui permet, dans certains cas de violences, une réconciliation entre la victime et l’auteur présumé. L’article 1-41, fait, en effet, débat. Il ouvre la voie à une réconciliation pénale entre la victime et l’auteur présumé d’infractions, y compris dans certains cas de violence. Ce mécanisme, conçu pour désengorger les tribunaux et favoriser une résolution rapide des litiges, inquiète les organisations de défense des droits des femmes. À leurs yeux, “cette ouverture risque d’affaiblir les dispositifs de protection des victimes de violences basées sur le genre”.
Le cœur du débat se cristallise autour du champ d’application de la réconciliation pénale, tel qu’il est défini dans l’article 1-41 du nouveau code. Ce dernier permet au procureur de classer une affaire dès lors qu’un accord de réconciliation a été signé par la victime, et ce, sans passage devant un juge ni audition obligatoire de la victime. Ce mécanisme peut concerner des infractions comme les coups et blessures volontaires (articles 401 et 404), les violences conjugales, ou encore les violences numériques, telles que la diffusion non consentie d’images à caractère privé (articles 447-1 à 447-3 du Code pénal).
Pour Bouchra Abdou, directrice de l’Association Tahadi pour l’Égalité et la Citoyenneté, cette évolution constitue un retour en arrière : “En permettant de régler à l’amiable des affaires de violences, on risque d’encourager la pression sociale et familiale sur les victimes, surtout quand l’agresseur est un proche. Le pardon devient une solution imposée, et non choisie.” Autrement dit, l’acte de réconciliation, censé être libre, pourrait dans les faits être signé sous contrainte ou intimidation, notamment dans les cas de violences intrafamiliales où les rapports de domination sont installés. “Et l’absence d’un contrôle judiciaire systématique, rien ne permet de vérifier les conditions dans lesquelles ce consentement est donné”, insiste la militante.
L’ouverture de la réconciliation pénale à certains actes de violence interroge aussi au regard des engagements internationaux et politiques publiques nationales que le Maroc a pris ces dernières années. En 2020, le Royaume avait adopté la Déclaration de Marrakech, une initiative interinstitutionnelle pour l’élimination des violences faites aux femmes. Ce texte prônait une approche intégrée, mobilisant la justice, la police, les services sociaux et la société civile, avec un principe fondamental : la tolérance zéro à l’égard des violences basées sur le genre.
Le Maroc face à ses propres engagements
Par ailleurs, la Stratégie gouvernementale pour l’égalité 2023-2026, dans son axe 2, appelle à renforcer les mécanismes de protection juridique des femmes, en mettant l’accent sur la judiciarisation des violences et non leur règlement à l’amiable. Pour Zahia Amoumou, avocate et militante, l’introduction de la réconciliation dans ce type de dossiers crée un décalage entre les ambitions politiques et la réalité juridique : “On ne peut pas, d’un côté, affirmer que la violence contre les femmes et, de l’autre, permettre qu’elle soit réglée à huis clos, sans protection, sans accompagnement, sans juge.”
Face à ce risque juridique et social, les associations de la société civile ne réclament pas la suppression du mécanisme de réconciliation pénale, mais son encadrement strict. Leur demande est claire : exclure du champ de cette procédure tous les délits à caractère sexiste, conjugal ou intrafamilial. Pour ces organisations, les rapports entre victime et agresseur dans ce type d’infractions ne permettent pas d’envisager une réconciliation équilibrée. “Dans un contexte de peur, de dépendance économique ou affective, ou sous l’effet de pressions sociales, le consentement de la victime peut être biaisé”, rappelle l’avocate.
Autre point de préoccupation : l’absence de concertation avec les acteurs de terrain. De nombreuses associations trouvent regrettable de ne pas avoir été associées aux discussions, alors même que ce sont elles qui accueillent, accompagnent et défendent les femmes victimes de violences au quotidien. “Une réforme de cette ampleur, qui touche aux fondements de la protection des femmes et des enfants, ne peut pas être traitée comme une simple affaire technique”, estime Bouchra Abdou. Elle appelle à ce que la société civile soit pleinement intégrée dans les phases d’évaluation et de suivi du nouveau code.
Des garde-fous encore absents
Si le projet de loi introduit des avancées dans d’autres domaines du droit pénal, les garanties procédurales entourant la réconciliation pénale paraissent encore incomplètes. “Ni la vérification des conditions de consentement, ni l’assistance d’un avocat ou d’un soutien psychologique, ni la validation systématique par un magistrat ne sont exigées par la nouvelle disposition”, dénonce Bouchra Abdou. Résultat : rien n’empêche aujourd’hui qu’une victime signe un acte de réconciliation sans avoir été entendue, ni informée de ses droits, ni protégée. Pour les défenseures des droits des femmes, la réconciliation ne peut pas s’appliquer à des situations de violences où l’intégrité physique ou psychologique est en jeu, sans que des garde-fous soient instaurés. Faute de quoi, la réforme risque d’ouvrir un espace d’impunité, là où la loi 103.13 avait, justement, cherché à poser des lignes rouges. Ainsi, l’inclusion de la réconciliation pénale dans certains dossiers de violence fait émerger un paradoxe: doit-on alléger la charge des tribunaux au risque d’affaiblir la protection des plus vulnérables ? Pour de nombreuses associations de défense des droits des femmes, “la réponse dépendra de la capacité du législateur à instaurer des garde-fous, à écouter les actrices du terrain et à exclure de cette procédure les infractions fondées sur des déséquilibres de pouvoir structurels, comme les violences conjugales ou sexistes”.
Au fond, ce débat dépasse la seule question juridique. Il touche à la manière dont la société marocaine conçoit la justice pour les femmes : doit-elle être rapide ou équitable ? Conciliatrice ou protectrice ? Silencieuse ou réparatrice ? En tranchant ces questions, c’est un projet de société qui se dessine.
“Ce n’est pas un litige ordinaire”
En tant qu’avocate, j’ai vu trop de femmes renoncer à leur plainte. Non pas parce qu’elles ont tourné la page, mais parce qu’on les a poussées à le faire. Dans les commissariats, dans les tribunaux, ou parfois même dans les bureaux du parquet, il arrive que des victimes entendent cette phrase : “Vous êtes sûre que vous ne voulez pas lui pardonner ?”
Parfois, cette pression vient de la famille. Parfois, de l’agresseur lui-même. Mais il arrive aussi, et c’est plus grave, qu’elle vienne de l’institution judiciaire. Oui, certains juges ou procureurs suggèrent à des femmes de “trouver un arrangement”, dans une logique de paix sociale ou de pragmatisme judiciaire. Mais à quel prix ?
Ce que beaucoup oublient, c’est que dans ces affaires, la victime est rarement dans une position d’égalité. Elle peut être sous emprise, en situation de dépendance économique, ou tout simplement terrifiée. La réconciliation n’est pas toujours un choix : elle peut devenir une injonction, même voilée.
Le nouveau Code de procédure pénale, dans sa version actuelle, ne prévoit aucun garde-fou sérieux pour encadrer cette procédure. Aucun juge n’est tenu de vérifier si la victime a été entendue. Aucun accompagnement juridique ou psychologique n’est exigé. Et rien ne protège la victime si l’agresseur revient après le classement du dossier.
Nous ne demandons pas la suppression de la réconciliation pénale dans l’absolu. Mais nous demandons qu’elle ne s’applique pas aux violences fondées sur le genre. Parce qu’on ne règle pas un coup de poing par une poignée de main.
