Je vous le confirme. La journée d’hier a été longue. La mamie s’appelle Thérèse mais elle exige, par respect, que je l’appelle Mme Tandier. De son côté, ça ne la gêne pas de m’appeler par des sobriquets qu’elle change en fonction de son humeur du moment. Mme Tandier a été professeur à l’université, spécialiste de l’art contemporain. Et moi, à ses yeux, je n’ai jamais rien été et je ne serai jamais rien. Bref, inutile de préciser que je me suis endormi sans difficulté hier soir dans mon fauteuil tandis qu’elle occupait mon lit avec Félix.
Je me réveille courbaturé. Mon regard est aussitôt attiré par le sac de couches que m’a confié la veille la fille de Mme Tandier. J’ai soudain honte. Dans quel état je vais la trouver ce matin la pauvre femme ? Je frappe à la porte de la chambre. Félix miaule. Je crains le pire. Mme Tandier apparaît toute pimpante et me lance :
- Vous avez de la chance que votre Félix m’ait convaincu de ne pas vous réveiller plus tôt. Il m’a expliqué que lors de vos rares réveils prématurés, vous étiez d’une humeur massacrante et encore plus lent à la détente que d’ordinaire. Déjà que vous avez pas inventé l’eau chaude…
- Désolé de vous poser cette question mais… les couches…
- Oh, ça c’est un truc pour emmerder ma fille. Je n’en ai aucunement besoin. Je lui fais croire que je les utilise mais je m’en débarrasse par la fenêtre après y avoir déversé la fin de mon repas.
- Ah, c’était vous…. Depuis le début du confinement, Mme Da Silva s’étouffe en pensant au saligaud qui fait ça.
- En attendant, vous allez pas me faire bouffer votre tambouille infâme d’hier.
- Mais vous m’avez dit que vous aviez trouvé ça bon ! J’ai suivi scrupuleusement votre recette…
- Soyez pas naïf. J’ai eu la faiblesse d’être aimable, c’est tout. Me dites pas que vous avez trouvé ça consommable, vous !
- Je sais pas. Vous m’avez même pas proposé d’en manger. Je me suis tapé une boîte de raviolis.
- Ah oui ? En tout cas, aujourd’hui, ce sera terrines de caviar. Quant à Félix, il lui faut autre chose que l’immonde pâtée que vous l’obligez à manger.
- L’obligez à… Mais il en raffole !
- Ne défendez pas l’injustifiable. Le pauvre chéri m’a confié ses tourments… Pour moi, ce sera donc un assortiment de terrines de caviar chez Makaïovski. Ils ont l’habitude. Dites-leur simplement que vous venez de ma part. Il vous feront un prix. Il y a un traiteur spécialisé pour les chats juste à côté. Vous prendrez du lièvre à la royale et aux truffes pour Félix.
- Du lièvre à…
- Et voilà l’adresse.
- Rue Géricault ! Mais c’est dans XVIe arrondissement ! Vous croyez tout de même pas que je vais…
- Tenez, je vous ai préparé votre attestation de déplacement dérogatoire.
Dix minutes plus tard, je suis devant la gare, vide. Pour cause de Covid-19, il n’y a presque plus de trains. Le prochain est dans deux heures. Dans le compartiment, je suis le seul voyageur. Dans Paris, les rues ne sont peuplées que de quelques clodos couchés sur des plaques d’aération du métro, de rares passants pressés et de files d’attente maigrelettes devant les quelques magasins encore ouverts. Les flics en revanche sont partout. Ils me contrôlent à six reprises. Me demandant à chaque fois pourquoi en lieu et place de mon nom il y avait initialement marqué « Machin ».
Arrivé rue Géricault, on me fait effectivement un prix. 90 euros au lieux de 100 les douze terrines de caviar. Chez De Marquez à côté, la portion de lièvre à la royale et aux truffes ne me revient qu’à 50 euros. Une aubaine… Au retour, j’ai fini par prendre une amende pour avoir pissé dans un parking. Impossible de trouver de quoi se soulager de toute la journée. Pas de toilettes collectives, même dans les gares, qui soient ouvertes. Sanisettes condamnées. Idem dans les trains. Et pas un troquet d’ouvert. Il y a des services publics dont on ne peut pas se passer. Mais ça échappe au gouvernement.
Je rentre exténué après avoir quitté la maison durant dix heures. Je pousse la porte d’entrée. Félix a initié Mme Tandier aux jeux vidéos. Elle s’éclate à attraper des souris grises et hurle avec exaltation son score à chaque prise. Tous deux portent des masques. J’en reconnais vite l’origine. Mme Tandier les a taillés dans mes tee-shirts. C’est ainsi qu’un magnifique « Rolling Stones Tour 2018 » lui barre tout le bas du visage.
- Vos auriez au moins pu fabriquer plusieurs masques dans le même tee-shirt. Vous m’en avez bousillé une dizaine, là !
- Vous ne voudriez tout de même pas qu’on ait un masque à déco unique. Quelle faute de goût ! A chaque masque sa déco. J’ai un standing à défendre, moi ! Même dans les pires moments de la Seconde Guerre mondiale, père, mère et moi avons toujours su tenir notre rang. Avec dignité. Lâcher sur l’étiquette c’est perdre toute décence.
- Vous l’avez pas déjà perdu un tantinet votre respectabilité en atterrissant chez votre fille, dans cette cité de banlieue ?!
- Ma fille a beaucoup souffert. Je suis chez elle parce qu’elle a besoin de moi. Les hommes… tiens… des comme vous, des pervers narcissiques, ont beaucoup abusé de sa candeur et…
- Pervers narcissique, moi !?
- Parfaitement ! Toujours à geindre qu’on…
- Quant à la naïveté de votre fille… c’est de la mienne dont elle a abusé. J’ai tout compris, vous en faites pas… Elle m’a fourgué tatie Danielle parce qu’elle en pouvait plus de votre despotisme ! J’appelle les services sociaux. Ils vont vous caser à l’hospice et le coronavirus va vous régler votre compte dans la semaine !
- Ecoutez… euh… Machin. Je sais même pas votre nom… On est partis sur de mauvaises bases vous et moi mais…
- Vous fatiguez pas… Je vais pas le faire… C’est juste un coup de sang. C’était presque tous des tee-shirts collector…
Je remarque les boîtes de raviolis éventrées et dégoulinant sur la table.
- Vous avez déjà mangé pour ce soir ?
- Ben oui, vous avez vu l’heure ?!
- Et vos terrines ?
- Oh, j’avais totalement oublié… J’ai horreur de ça. Vous avez qu’à les donner à Félix. Je me suis découvert une appétence irrésistible pour vos raviolis Leader Price. Juste un peu trop salés peut-être. Il faudrait que vous leur disiez.
Félix ne se fait pas prier. En moins de deux minutes, il a liquidé les terrines et le lapin. Je me sens las. Très las. Sans même regarder la fin de la partie de souris grises, en oubliant mon estomac qui crie famine et en évitant de penser à mon banquier, je m’assoupis comme un bébé sur le fauteuil.
Rendez-vous demain avec l’épisode 13 de « Je suis quand même pas parano ! » Par Rachid Benzine