À ce jour, je n’ai toujours pas compris. Mon père adulait ma mère et la portait au pinacle. J’ai toujours connu mes parents follement amoureux l’un de l’autre, à l’opposé des mariages arrangés et boiteux qui avaient cours à leur génération. Rien n’était trop beau pour elle. Il lui portait une attention soutenue et constante, parfois même à nos dépens, nous ses enfants. Quand elle est tombée malade il y a cinq ans, il venait tout juste de prendre sa retraite. Il a alors consacré toute son énergie à la guérir, allant même jusqu’à vendre un bien immobilier pour la faire suivre par des pontes de la médecine à l’étranger. Ma sœur et moi étions très sereines car papa, toujours présent, jouait auprès d’elle à peu près tous les rôles : infirmier, confident, protecteur rassurant, humoriste dans les moments difficiles. Elle était entre de bonnes mains et de rechute en rémission, on gardait malgré tout espoir. À la voir sourire continuellement à la vie, j’étais en outre intimement convaincue que les métastases qui lui envahissaient peu à peu les os finiraient par battre en retraite devant leur farouche détermination d’amoureux, unis à jamais. Mais évidemment, le cancer a fini par gagner la partie. Frêle comme un moineau, maman s’est éteinte, la main de mon père dans la sienne, laissant un homme inconsolable qui a pleuré toutes les larmes de son corps des jours durant.
Autant dire que j’appréhendais la suite des évènements, une fois les obsèques passées et la maison familiale désertée par le défilé des gens venus présenter leurs condoléances. Qu’allait devenir papa au milieu de tous ces souvenirs de quarante ans de vie commune ? N’allait- il pas sombrer dans une dépression sans fond ? Mon mari lui avait bien proposé de venir un temps s’établir à demeure mais il s’était heurté à un niet catégorique. Le paternel préférait rester dans ses murs et sa vieille gouvernante fidèle continuerait à s’occuper de ses repas et du volet logistique.
Ce que j’ignorais, c’est qu’en sous-main, de nombreuses tractations avaient déjà eu lieu. Des matrones bien intentionnées de sa famille avaient commencé à lui chercher chaussure à son pied, alors que le corps de ma mère n’avait pas encore refroidi. Évidemment, ma sœur et moi étions hors jeu et personne n’a pris la peine de nous informer de ces manœuvres. Nous étions noyées dans notre deuil et la violence du choc aurait certainement engendré des réactions incontrôlables.
Six mois plus tard, papa nous a convoquées, ma sœur et moi, pour nous annoncer la grande nouvelle : il comptait refaire sa vie avec une dame divorcée d’une cinquantaine d’années, dont les enfants étaient adultes. Un grand froid intérieur m’a envahie et les mots sont restés coincés dans ma gorge. J’avais l’impression d’enterrer ma mère une deuxième fois. Mon père avait trahi sa mémoire. La mémoire de leur amour, bien mort à présent.
Lui, pour dissimuler sa gêne, cherchait à se justifier dans un flot ininterrompu de paroles. Il arguait que c’était la meilleure solution, que maman n’aurait pas voulu qu’il reste seul, que sa future épouse était une femme douce et sans problèmes. Le discours était décousu mais on a vite compris qu’on n’aurait pas voix au chapitre et qu’il ne reviendrait pas sur sa décision. Ma sœur a pris les choses avec philosophie. Mais en ce qui me concerne, la pilule a eu du mal à passer. La douleur de la perte de ma mère s’est réveillée d’un coup et j’en ai perdu le sommeil. Devenue très nerveuse, à fleur de peau, j’ai réduit drastiquement mes visites à mon géniteur, et au téléphone, je me contentais des formules de politesse d’usage. Papa, pour sa part, faisait comme si de rien n’était et nous n’avons plus abordé le sujet ensemble.
Et comme si ça ne suffisait pas, il nous a pratiquement forcées à assister à la cérémonie de mariage. Avec orchestre et en caftan d’apparat, s’il vous plaît. Comme la “mascarade” avait lieu en plein après-midi, j’ai chaussé mes lunettes de soleil pour dissimuler mes larmes qui coulaient sans discontinuer. Il a même dansé avec sa nouvelle épouse, sans se soucier du fantôme de l’autre qui planait sur la fête. J’étais abasourdie et très en colère.
Une cousine, observant ma détresse, m’a prise à parti dans un coin. Elle comprenait mes réticences mais ne partageait pas tout à fait mon point de vue. “Tu aurais voulu qu’il s’enterre avec ta mère pour le restant de ses jours ? Il a beaucoup donné quand elle était souffrante et là, il a besoin de revivre à nouveau et de se projeter dans l’avenir.” Elle a même insinué qu’un homme avait des besoins charnels à assouvir. Je lui ai rétorqué que si la veuve en question avait été ma mère, les choses ne se seraient pas passées ainsi. Une femme de cet âge désireuse de se remettre en couple aurait tôt fait de se faire lyncher sur la place publique. La fameuse cousine s’est contentée de hausser les épaules. Fichue société aux codes à géométrie variable selon qu’on est un homme ou une femme.
Peu après, Rita , ma nouvelle belle-mère, rondouillarde au visage lunaire, a pris place dans le paysage familial et dans la maison de mon enfance. Hypocritement affable en ma présence, je percevais pourtant qu’elle me tolérait à peine. En effet, j’avais eu l’outrecuidance de lui demander de ne pas toucher aux affaires de ma mère. Maligne, elle a fait le dos rond quelques mois avant d’envoyer mon père au front. Il nous a vaguement parlé de quelques travaux d’aménagement de la demeure sans rentrer dans les détails. En réalité, toute la décoration a été revue et corrigée par Madame qui a envoyé promener tableaux, tissus d’ameublement, bibelots et même photos de famille reléguées dans un coin obscur du salon. Là, j’ai carrément explosé de fureur et déballé tous mes griefs à la face de mon père. Quand la marâtre a voulu s’interposer pour calmer le jeu, je l’ai sèchement apostrophée. De quel droit osait-elle tout chambouler sans demander l’avis de personne ? Elle s’est tue, consciente qu’elle était allée trop loin.
Aujourd’hui, je ne mets plus les pieds là-bas et la réconciliation avec mon père a pris du temps. Je n’ai pas coupé les ponts avec lui mais nous avons établi un deal tacite : quand il désire voir ses petits-enfants, c’est lui qui fait le déplacement chez moi. L’autre, l’étrangère, est définitivement persona non grata. Sans doute suis-je trop dure avec elle mais c’est ainsi. J’admets que mon père a ses raisons mais au fond, j’ai du mal à les valider. Car une seule image ne quitte ni mon esprit ni mes songes : celle de mon père enlaçant ma mère, le visage enfoui dans sa belle chevelure.