Si à 34 ans je suis encore célibataire, c’est qu’il y a vraisemblablement une raison précise à cela. Le comportement de mon père a cassé quelque chose en moi, et dans ma représentation des hommes en général. Je n’arrive pas à croire à leur bonne foi. Au sein de ma propre famille, j’ai vu trop de mensonges, de doubles vies, de compromissions faites par ma mère pour tomber, à mon tour, dans le panneau ! Quand j’étais plus jeune, nous étions témoins, ma petite sœur et moi, de scènes conjugales où objets et assiettes valdinguaient à travers la pièce tandis que maman finissait en larmes. A l’époque, je ne comprenais pas grand-chose à ces histoires d’adultes, mais certaines phrases prononcées par mon père sont restées inscrites dans ma mémoire : “Si tu n’es pas contente, tu prends tes affaires et tu sors ! Il y en a des dizaines prêtes à prendre ta place !”. Ce rappel à l’ordre menaçant avait le pouvoir magique de ramener un calme terrifiant après la crise, et de faire plier ma mère, femme au foyer, plus sûrement qu’un roseau.
DE FAIT, TRÈS SOUVENT, il découchait ou rentrait tard, prétextant des soirées arrosées entre amis. Il est arrivé aussi que des femmes appellent tard à la maison sur le fixe et raccrochent aussitôt, quand quelqu’un d’autre que lui prenait le combiné. Devant les regards lourds de reproches ou à la moindre remarque de l’épouse délaissée, sa meilleure défense restait de contre-attaquer violemment. J’ai encore le souvenir de ma grand-mère, oscillant sur sa chaise, un chapelet à la main, marmonnant indéfiniment dans sa barbe : “Sbar a benti, sbar”.
MALGRÉ SES “TARES”, mon père avait ses périodes charmantes, où il était très présent et nous gâtait plus que de raison. Plein d’humour, il était comme un gamin complice et jouait de sa séduction avec tout le monde ; y compris avec celle qui supportait ses travers avec plus ou moins de stoïcisme ! Je pense, a posteriori, qu’il désirait le beurre et l’argent du beurre : la stabilité familiale et les aventures sans lendemain qui le rassuraient sur sa virilité. D’ailleurs, ni l’âge, ni le poids de la maturité n’ont eu pour résultat de lui mettre du plomb dans la tête.
C’EST À L’ADOLESCENCE que j’ai commencé à voir mes doutes se préciser. Après l’école, je faisais un crochet par son bureau, pour qu’il me raccompagne à la maison. Làbas, je voyais défiler une armada de secrétaires et d’assistantes au look plutôt vulgaire, qui me donnaient du “hbiba” à tout va et ne passaient pas la saison. Je suppose, aujourd’hui, que pas mal d’entre elles ont constitué des amantes de passage, rétribuées également en nature. La plupart s’adressaient à mon père sur un ton mielleux et sucré qui me hérissait, assorti de roulements de hanches suggestifs. Il était du reste interdit à ma mère de mettre les pieds dans son antre. Avec le temps, cette dernière semblait de plus en plus résignée et s’est tournée vers la religion, comme ultime soupape pour sa frustration. Elle s’est également résolue à ne plus employer de bonne à la maison, sans nous en dire plus. Mais une vierge effarouchée, qui avait travaillé chez nous, m’a confié en partant que Aâzizi s’exhibait souvent devant elle en caleçon et torse nu, profitant de l’absence de ma mère… Une autre a voulu prévenir la police, parce qu’il lui aurait effleuré les fesses dans le couloir. Ce jour-là, il a nié en bloc et tout le monde a fait semblant de le croire.
EN DÉPIT DE cette réputation sulfureuse, je n’imaginais pas non plus, un jour, choper mon paternel en flagrant délit, planqué en stationnement à la sortie de la cité universitaire voisine ! La première fois que je suis passée par ce fameux carrefour, j’ai reconnu sa voiture et pensé qu’il avait une course à faire dans les parages. Mon inconscient a complètement nié l’évidence, surtout qu’il ne se trouvait pas à l’intérieur de l’habitacle. Mais quand vous surprenez, la semaine suivante, votre père klaxonnant derrière deux filles d’une vingtaine d’années, dont l’une grimpe prestement sur le siège passager, le doute n’est plus permis. Abasourdie, j’avais l’impression d’avoir cautionné en silence un acte de pédophilie ! Mais comment pouvait-on descendre aussi bas ? Ce n’était même pas comme s’il avait des maîtresses régulières ; là, il s’agissait de vice à l’état pur… C’est dégoûtant à dire, mais l’argent, la voiture et la position sociale d’un monsieur, même marié, sont des arguments très convaincants pour une certaine tranche de la gent féminine !
JE ME SUIS CONFIÉE à ma tante qui m’a fait jurer de ne rien dire à ma mère : “Tu vas juste la faire souffrir davantage. De toute manière, elle sait sans savoir et à ce stade, elle n’en a plus cure…”. Notre chère société hypocrite privilégiait comme toujours les apparences sur tout le reste !
DÉSAPPOINTÉE, je me suis expatriée durant quatre ans, dans une autre ville, dans le cadre de mes études. Très réservée, je n’étais prête à me faire approcher par aucun de mes collègues masculins à l’université. Et puis je suis tombée sur Y., très patient, qui a su investir la case amitié, avant de se déclarer. Il était très respectueux, gentil, et a commencé rapidement à me parler de mariage. Au seul détail près que le mariage, à travers le modèle parental, m’apparaissait comme le début des embêtements ! Je balayais, donc, la plupart du temps, cette perspective d’un revers de main, en disant : “Plus tard, plus tard… J’ai encore mon Master à passer…”.
ET PUIS, BIENTÔT, ma jalousie féroce et intrinsèque ne m’a plus laissé de répit. Je me suis mise à douter de lui, je contrôlais son agenda et ses fréquentations, surveillais son téléphone. Ça a dû être infernal à vivre pour lui, mais je ne pouvais m’en empêcher… Aujourd’hui, je porte l’entière responsabilité de cette belle et unique histoire d’amour gâchée par mes soins. Il faut dire que, toutes ces années, j’avais très mal vécu la soumission de ma mère devant un mari volage, et c’était comme une façon pour moi de reprendre les commandes dans un couple.
APRÈS MA DÉBANDADE sentimentale, je n’avais plus coeur à rien et suis retournée au bercail, presque par dépit. S’en est suivie une traversée du désert qui a duré un an, avant que je ne rentre dans la vie active. Mon père avait désormais 65 ans, et sa dernière lubie avait été de se payer des cours d’Internet, pour apprendre à surfer correctement. Je me doutais bien que la démarche n’était pas innocente et qu’elle avait peu ou prou à voir avec le recyclage de ses connaissances professionnelles. Surtout qu’il passait le plus clair de son temps libre dessus, et que je ne savais que trop bien ce qu’il y faisait : tchatter, l’activité favorite de tous les célibataires. Sauf que lui n’en était pas un ! Mais il n’en était plus à un mensonge près, et je pense que le Web a achevé de lui offrir un territoire de chasse et de séduction infinies. Se planquer sous des tas d’identités pour draguer, il ne pouvait mieux rêver ! Son sourire et sa mine réjouie le trahissaient d’ailleurs après ses petites séances virtuelles. Une fois, pour le coincer, je lui ai dit qu’il serait bien aussi d’initier maman aux nouvelles technologies. Sa réponse m’a paru édifiante : “Ta mère, c’est une beldiya ; qu’est-ce que tu veux qu’elle comprenne à tout ça ?”. Sous-entendu : c’était lui le coq, l’intello bellâtre en phase avec son temps…
POUR MA PART, dans une parfaite contradiction avec tout ce qu’il entreprend, j’ai développé une allergie chronique à tout ce qui est sites de rencontres ou réseaux sociaux. Mes amies ont beau me dire que c’est quasiment le seul moyen de faire de nouvelles connaissances à notre époque, je refuse net de participer à la grande mascarade. Si c’est pour converser avec des faux profils qui vous mènent en bateau, histoire d’assouvir leurs pulsions sexuelles, non merci ! Et puis, j’aurais la hantise de tomber sur lui… â–
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