J’avais 30 ans quand Saâd est né au terme d’une grossesse normale. Avant Saâd, il y a eu Ibtissam et Hoda, les deux princesses de la famille. Mais contrairement à ses sœurs, toutes roses à la naissance, Saâd était tout bleu quand l’infirmière l’a déposé dans mes bras. Jamais je n’oublierai ce serrement de cœur. J’ai tout de suite, paniquée, posé mille questions à ce sujet aux praticiens qui m’entouraient « Votre garçon est en bonne santé. N’ayez crainte » m’a-t-on répondu.
Nous sommes rentrés à la maison munis d’un certificat de pédiatrie normal. J’ai préparé le sbou3. Ambiance joyeuse, les youyous de rigueur ont fusé saluant l’arrivée du petit prince. Ses sœurs étaient ravies. Et moi, tourmentée : plus j’observais Saâd, plus il me semblait différent, singulier. Il ne se présentait pas comme ses sœurs à son âge et je ne pouvais chasser le pressentiment qui m’étreignait le cœur.
Notre premier séjour en urgences a eu lieu quand Saâd boucla ses 10 semaines : il a eu une espèce de syncope et les médecins ont décelé des perturbations cardiaques. Il subit plusieurs tests et le verdict tomba : sa moelle épinière dysfonctionnait. On nous annonça qu’il aurait besoin, sa vie durant, de transfusions sanguines.
J’ai fini par accepter le rituel de la transfusion, toutes les trois semaines. A l’intégrer dans notre quotidien.
Par la suite, il y a eu d’autres complications de santé et de nombreux séjours dans diverses cliniques. J’ai fait le dos rond. J’ai assumé.
Mais quand, à 9 mois, les résultats de la RMN, examen prescrit par le pédiatre de Saad suite à de nouveaux symptômes inexpliqués montrèrent clairement des malformations du cerveau, et que les spécialistes prédirent la possibilité d’un lourd handicap physique et mental, toute mon énergie s’évapora. Je suis devenue une autre, une espèce de morte vivante. Impossible pour moi de vivre sous cette menace, cette épée de Damoclès.
J’ai commencé à culpabiliser, j’ai douté de mes compétences à titre de mère. Une vraie mère ne donne pas vie à un enfant aussi « cabossé ». Quelque chose lors de cette troisième grossesse m’avait échappé : J’avais mangé un truc ? Inhalé quelque chose ? Trop travaillé ? J’ai fini par intérioriser le fait que l’état de santé de mon garçon était de ma faute. Mon mari a essayé de me détourner de cette idée incongrue « Mais tu te prends pour Dieu ? Tu n’as aucun pouvoir sur les paramètres ayant induit les difficultés de Saad. Ressaisis-toi. Si cela se trouve, ces malformations vont se résorber, Saad trouvera le moyen de se développer à sa manière. Fais-lui confiance »
Mon mari me tendait la main. Ma famille aussi. Et j’en voulais à tous de ne pas comprendre ma détresse. Je ne supportais plus de les entendre dire : « il s’en sortira » alors que je voyais bien combien Saad était différent, qu’il ne s’en sortait pas, bien au contraire.
L’atmosphère à la maison devint irrespirable. Quand mon mari m’en imputa la responsabilité, j’ai explosé et proféré des méchancetés. Cela a été le début de la fin de notre couple. Une très longue traversée du désert commença. Je reconnais à mon mari l’effort constant pour préserver nos fillettes. Et une dynamique bienveillance vis-à-vis de Saad. Mais un père n’est pas une mère. Je trouvais qu’il ne faisait jamais assez pour Saad. Alors qu’il cherchait à me rappeler que la vie ne s’articule pas autour de Saad.
Le peu d’énergie que j’avais, je le consacrais à mon enfant malade et à mon boulot, ma planche de salut. Il fallait que l’entreprise familiale, héritage de mon papa, résultat de son labeur durant toute une vie continue à prospérer.
Je négligeais totalement notre couple. Et mon mari me quitta.
Saad continua son bonhomme de chemin malgré l’anémie, malgré le retard mental. C’est un garçon joyeux face à une maman triste. Quand ma fille ainée me reprocha de ne plus être comme avant, je fis le premier pas sur la longue route de la dépression.
Quand le bilan financier de l’entreprise familiale accusa un déficit alarmant, j’eus un premier sursaut : une sonnette d’alarme s’est enclenchée et ne s’est pas tue jusqu’à ce que je pousse la porte d’un psychiatre.
Ce dernier m’a aidée à arracher le voile : j’aimais de toutes mes forces mon enfant malade mais je l’aimais mal et je le trainais comme une espèce de boulet qui m’empêchait d’être heureuse et qui bouffait toute mon énergie. Mon thérapeute m’a invitée à réfléchir à ce paradoxe : un amour ne peut pas être un boulet. J’ai remonté le fil et je me suis employée à dénouer cette belote de détresse qui enchâsse mon cœur depuis la naissance de Saad.
Je me suis appliquée à voir la différence de Saad sous un autre angle. Certes, il a 9 ans d’âge effectif et moins de 5 ans d’âge mental mais il a un sourire éblouissant et une belle envie de vivre. On le trouve courageux lors des séances de transfusion sanguine. Ses sœurs l’ont totalement adoptée. Pas moi. Mon thérapeute me l’a démontré : « je ne l’accepte pas tel qu’il est. Je n’ai pas fait le deuil du garçon accompli, porteur de l’espoir de me survivre dans le meilleur de moi-même ; l’héritier que j’attendais, le petit prince qui ensoleillerait ma vie et dont je serais fière. »
Je me suis mise à regarder autrement mon petit. Il était affectueux et, contrairement aux pronostics des médecins, il parle et il bouge normalement. Il a du courage et il fait face à ses difficultés. Il avance alors que je suis figée dans mes craintes. Et si je mourais ? Qui s’en occuperait jusqu’à la fin : je ne veux pas qu’il soit un fardeau pour ses sœurs.
Puis je me suis juste promis de ne jamais insulter l’avenir. Mon garçon est vivant.
Vivant et souvent, rayonnant. C’est une joie de le voir dévorer les fruits qu’il aime, un tel plaisir de découvrir les mimiques qu’il fait quand il découvre de nouvelles saveurs, de nouveaux jouets. Il ne se soucie pas de demain. IL ne sait pas ce que c’est qu’un pronostic négatif. Il vit au jour le jour. Et si j’essayais de lui ressembler un peu ?