FeÌ€s. Au deÌtour d’une ruelle de l’ancienne meÌdina, une eÌchoppe abrite le dernier tissage de brocart artisanal dans tout le Maroc. Ici, les meÌtiers aÌ€ tisser font figure d’outils d’une autre eÌpoque. Et c’est Abdelkader Ouazzani, dernier maiÌ‚tre du brocart, qui veille jalousement sur cet heÌritage. Dans son minuscule atelier, les bruits et les gestes sont les meÌ‚mes depuis des sieÌ€cles : les peÌdales claquent et les fils se croisent et se deÌcroisent dans un parfait enchaiÌ‚nement pour obtenir, au final, de chatoyantes eÌtoffes. Au premier abord, l’atelier deÌgage une impression de deÌnuement. Mais treÌ€s vite, on deÌcouvre ce qui fait la fierteÌ de son gardien : de somptueux coupons de brocart.
En voie de disparition
Tisserand depuis sa jeunesse, Haj Ouazzani est un passionneÌ. Cela fait plus d’un demi-sieÌ€cle qu’il exerce ce meÌtier. “Je tra- vaille le brocart depuis preÌ€s de 55 ans et j’en ai presque 70 aujourd’hui. J’ai moi-meÌ‚me appris ce meÌtier aupreÌ€s d’anciens maaÌ‚lmin qui ont aujourd’hui tous disparu”, raconte- t-il d’une voix eÌmue. A l’eÌpoque ouÌ€ il entrait dans le meÌtier, une vingtaine d’ateliers de tissage eÌtaient consacreÌs au brocart aÌ€ FeÌ€s. De nos jours, il n’en subsiste plus qu’un seul : le sien. A l’inteÌrieur, quatre meÌtiers aÌ€ tisser Jacquard sont encore en activiteÌ. Leur bois est patineÌ par les mains des tisserands qui se sont succeÌdeÌs aux commandes. Car ces meÌtiers sont resteÌs tel qu’on les a importeÌs voici plus de cent ans. Mais pour combien de temps encore ? “Je ne vous cache pas que j’ai peur que ce meÌtier disparaisse avec moi. Ça me fend le cœur de voir qu’il n’y a plus personne pour perpeÌtuer ce patrimoine. Je ne demande qu’aÌ€ transmettre mon savoir pour que le brocart puisse survivre”, dit-il.
Mais le seul heÌritier de ce savoir-faire ne se fait pas d’illusion. “De nos jours, les jeunes se tournent vers des meÌtiers qui exigent moins de minutie, mais qui rapportent plus d’argent”, regrette-t-il. Selon lui, le tissage de brocart est un meÌtier qui demande beaucoup d’attention, de perseÌveÌrance et d’effort, et qui rapporte finalement peu. Les jeunes ne sont plus inteÌresseÌs par ce genre de meÌtiers. “Ils sont trop impatients et veulent tout avoir tout de suite. Ils veulent commencer par le haut de l’eÌchelle, sans passer par l’eÌtape de l’apprentissage”. Il faut beaucoup de patience pour devenir tisserand de brocart. Cet art s’acquiert au fil des anneÌes. Ce qui n’est pas donneÌ aÌ€ tout le monde. “J’en ai vu passer beaucoup qui ont essayeÌ de s’y mettre et qui n’ont pas reÌussi. C’est un travail qui exige une grande constance. On tisse en moyenne un meÌ€tre de brocart par jour”, explique Haj Ouazzani.
D’or et d’argent
Il en faut du savoir-faire et du temps pour accomplir un tel ouvrage ! Pour confectionner un coupon de caftan, par exemple, il faut compter au minimum une semaine. Pour un beau salon traditionnel en “bahja”, ce sont deux mois de
“EN VOIE DE DISPARITION, LE BROCART CONSTITUAIT, AÌ€ UNE CERTAINE EÌPOQUE,
LE CAFTAN DE LA MARIEÌE PAR EXCELLENCE.”
travail, sinon plus. Dans l’atelier de Haj Ouazzani, le temps s’eÌcoule donc au ralenti. Il se mesure en semaines, voire en mois, selon l’importance de l’ouvrage. C’est la raison pour laquelle le tisserand ne travaille que sur commande. “Les amoureux du brocart existent encore. On s’adapte aux envies de chacun : une couleur ou un motif en particulier… Je suis toujours aÌ€ l’eÌcoute de mes clientes et je remets mes creÌations au gouÌ‚t du jour”. Car notre tisserand ne se contente pas de reproduire les meÌ‚mes dessins, ceux qui existent depuis des geÌneÌrations. Il creÌe aussi des motifs
aÌ€ la demande, donnant ainsi aÌ€ ses creÌations un cachet souvent unique. Ses brocarts sont tisseÌs de soie, de fils d’or et d’argent, de sabra… “C’est selon l’envie de chaque cliente et la mode du moment”. Et apparemment, il n’y a pas que les Marocaines qui raffolent de ces riches eÌtoffes brocheÌes d’or et d’argent. “On est venu de partout dans le monde pour acqueÌrir mes brocarts uniques”, raconte fieÌ€rement Ab- delkader Ouazzani. Une fierteÌ qui va si bien aÌ€ ce creÌateur dont les œuvres fascinent par tant d’eÌleÌgance.
Gardien des traditions
Haj Ouazzani est aussi l’heÌritier d’une longue tradition, car le tissage du brocart ne date pas d’hier. Introduite au Maroc par les Andalous, la technique de tissage de cette eÌtoffe eÌtait initialement utiliseÌe dans les larges ceintures porteÌes par les bourgeoises de TeÌtouan. “C’eÌtaient des ceintures de plus de 30 cm de large que les TeÌtouanaises portaient sur leurs caftans. Ces ceintures en brocart eÌtaient confectionneÌes par les artisans de FeÌ€s”, raconte le tisserand. Ce n’est que beaucoup plus tard que
le brocart a commenceÌ aÌ€ servir pour la reÌalisation des caftans et des voiles des marieÌes fassies. La belle eÌtoffe aux motifs aÌ€ fleurs, reconnaissable parmi des centaines, constituait aÌ€ une certaine eÌpoque “Le” caftan de la marieÌe par excellence.
Et apreÌ€s des sieÌ€cles de rayonnement, et alors que cette riche eÌtoffe est aujourd’hui en voie de disparition, Haj Ouazzani, le dernier des tisserands, s’accroche encore. “J’ai accompli mon devoir dans cette vie et je continuerai de faire ce meÌtier jusqu’au dernier souffle”. Il ne voit pas d’autre issue en dehors de la formation d’une releÌ€ve pour preÌserver ce patrimoine marocain. “Mon atelier est grand ouvert”, insiste- t-il. En attendant une meilleure implication des autoriteÌs compeÌtentes, il espeÌ€re que son fils prendra la releÌ€ve : “Il semble s’inteÌresser aÌ€ mon travail et vient de temps aÌ€ autre m’aider dans l’atelier. Mais je n’ai pas l’impression qu’il ait l’intention de perpeÌtuer ce patrimoine apreÌ€s ma disparition”.
Face aÌ€ cet avenir incertain, Abdelkader Ouazzani continue cependant de promouvoir son meÌtier, en participant notamment aux foires et expositions aÌ€ chaque fois qu’il le peut. Son savoir-faire, reconnu dans les spheÌ€res de l’artisanat, a eÌteÌ maintes fois reÌcompenseÌ. En 2008, par exemple, il a reçu le tropheÌe “MeÌtier d’Art” dans le cadre du salon professionnel de l’art de vivre et de l’artisanat du Maroc “Riad Art Expo”. Il a meÌ‚me eÌteÌ pressenti pour faire partie du patrimoine humanitaire de l’UNESCO. La belle conseÌcration !