Adolescente, j’étais très forte en espagnole. Je n’avais pas choisi la langue, on m’y un peu forcée au lycée pour occuper les quelques profs de deuxième langue étrangère que les anglophiles snobaient, mais j’ai fini par tomber amoureuse de la langue. Je dévorais tous les livres qui me tombaient entre les mains, je regardais films et telenovelas et je ne ratais pas un seul rendez-vous du centre culturel espagnol de Casablanca. Je regrettais même un peu qu’à la faculté d’économie où j’étudiais, les cours fussent donnés en français. Pour combler ce manque, je passais mes week-ends dans les cybercafés où je dépensais des dizaines de dirhams pour pouvoir discuter avec des hispanophones. C’est comme cela que j’ai rencontré Sebastian.
Les chimères d’internet
Il avait 41 ans et moi 19 ans. Il était divorcé et chef d’entreprise à Madrid, et moi étudiante vivant avec ma mère divorcée. Il a su utiliser les bons mots pour me séduire, je le trouvais apaisant et plein de sagesse. Au début, je comptais les jours avant de pouvoir m’évader avec lui pour quelques heures sur internet, puis je me suis mise à sécher les cours. J’étais officiellement amoureuse de lui.
Devant l’insistance de ma mère qui a remarqué des changements notables dans mon comportement, je lui ai tout dit de notre relation. Ni la distance ni l’écart d’âge ne l’ont choquée, encore moins le fait que je sois amoureuse d’un homme que je n’ai encore jamais rencontré. Ma mère est une femme autoritaire, des fois franchement difficile à côtoyer, si bien que même si elle a excessivement diabolisé mon père après le divorce, il m’arrivait souvent de le comprendre dans son choix de s’éloigner d’elle.
Ma mère a planté l’idée du mariage dans ma tête
Quand je lui ai dit que Sebastian était aisé, elle a planté l’idée du mariage dans ma tête malgré mon jeune âge et mon inexpérience. Elle s’est mise à m’exhorter de clairsemer des allusions dans nos conversations virtuelles, de prétexter que chez nous, on a des traditions et des principes et une jeune fille n’a pas à passer autant de temps à parler à un homme de son âge, divorcé de surcroît. Elle m’a aussi demandé de tester son amour et la solidité de ses finances en lui disant que je manquais d’argent ou que je lorgnais sur des habits ou des bijoux afin qu’il me les achète.
Ça marchait. J’étais devenue un visage connu des agences de transfert d’argent de mon quartier. Il n’y avait plus de place dans mon armoire et sur mes étagères pour contenir tous les cadeaux qu’il m’envoyait. J’avais tellement de parfums qu’il m’arrivait parfois d’acheter le même deux fois parce que j’oubliais qu’il me l’avait envoyé. J’adorais cette vie. J’étais une gamine de 19 ans et j’avais tout ce que je voulais sans vendre mon corps, comme semble le faire certaines étudiantes de ma faculté. Moi qui ne ramenais aucune amie chez moi, je me suis mise à les inviter juste pour frimer et glisser son nom dans mes conversations. J’adorais voir la jalousie se dessiner sur leurs visages quand je montrais la lingerie qu’il m’envoyait et que je tenais à garder neuve pour ma nuit de noces. Des fois, par sadisme ou par naïveté, je leur disais que mon avenir était désormais sécurisé, que j’aurais une vie confortable en Espagne pendant qu’elles moisiront ici.
Il me traitait comme sa petite reine
Presque un an après notre première “rencontre”, il m’a fait part de son intention de venir à Casablanca afin de demander ma main à ma mère. J’avais passé un mois à stresser, à faire des aller-retours chez l’esthéticienne et à acheter des décorations pour la maison pour la rendre plus présentable. Le jour J, je l’ai récupéré à l’aéroport lui et sa mère.
Il était plus beau que dans les photos et me traitait comme sa petite reine. Sa mère était un amour avec moi, et ne tarissait pas d’éloges sur moi devant ma mère. Ils ont passé une semaine à l’hôtel, mais nous déjeunions tous les quatre tous les jours, et les soirs étaient réservés à notre petit couple pour des dîners en amoureux. Ma mère l’a adoré, mais c’était aussi parce qu’elle avait hâte que je parte en Espagne pour lui envoyer de l’argent. Deux jours avant son vol du retour, nous avons établi l’acte de mariage et il m’a passé la bague au doigt.
Je me suis occupée toute seule des démarches pour obtenir mon visa de conjointe. Il m’avait envoyé les papiers nécessaires et signé une procuration. La procédure m’avait coûté énormément d’argent et de temps, mais j’ai fini par obtenir mon visa. Un mois avant mon départ définitif, j’ai organisé une petite fête chez moi pour narguer les jalouses qui ne croyaient pas à mon histoire d’amour, et j’ai vendu mes possessions les plus encombrantes. J’ai pris l’avion avec deux valises et un large sourire aux lèvres.
Et plus dure est la chute
J’ai atterri à Madrid où il m’a accueillie avec son ami motorisé. Je lui ai demandé où était sa voiture, il a répondu qu’elle était en panne, mais qu’il allait la récupérer dans deux jours. C’était la première fois que je sortais du Maroc, mais j’ai assez de neurones pour savoir que si l’on roule en voiture pendant presque 3 heures, c’est généralement pour aller d’une ville à une autre. Il n’habitait pas à Madrid, mais dans un petit village au sud, car le monsieur est agriculteur et non chef d’entreprise de vente de services. Même pas un propriétaire d’une exploitation, mais un agriculteur vivant dans une petite baraque avec sa mère.
Nous sommes arrivés à sa maison pile au moment du déjeuner. Sa mère avait l’air moins enthousiaste qu’à Casablanca, et lui-même était distant, comme un enfant qui a du mal à trouver le mensonge assorti à sa bêtise. Nous nous sommes attablés, elle avait préparé une sorte de ragoût et elle a attendu que j’en sois à la moitié de mon assiette pour m’annoncer qu’il y avait du porc dedans. Les deux savaient que je ne mangeais même pas du bœuf pas halal, encore moins du porc. J’ai vomi et pendant que je me rinçais la bouche dans la salle de bain, j’ai compris que ce “mariage” était une ruse pour faire de moi la bonniche d’une femme vieillissante et la jument poulinière d’un homme dont aucune femme de son entourage ne voulait.
Une expérience traumatisante à vie
Je n’ai pas partagé son lit ce soir-là. Le lendemain, j’ai appelé ma mère en larmes pour la supplier de me trouver un billet d’avion. Deux jours plus tard, j’étais déjà au Maroc. Après des mois tumultueux, il a enfin accepté de divorcer et on est parti chacun de notre côté une fois la séparation officialisée.
Aujourd’hui, à 33 ans, je suis toujours célibataire, peut-être parce que j’ai vécu cette expérience assez jeune pour qu’elle me traumatise à vie. Mais j’en sors avec une belle leçon sur la prudence et l’humilité et la décision de ne plus jamais céder aux lubies de ma mère.