Avoir un enfant. Une décision intime, voire instinctive. Et pourtant, elle se révèle de plus en plus contrainte. “Comment parler de choix quand on n’a pas d’emploi, pas de logement stable, et que l’avenir est incertain ?”, affirme d’emblée Marielle Sander, représentante du Fonds des Nations Unies pour la Population (UNFPA) au Maroc.
Le rapport sur l’état de la population mondiale 2025 est sans appel : 33 % des Marocains déclarent ne pas avoir atteint le nombre d’enfants souhaités. En cause, les contraintes financières pour près de la moitié des couples (47 %), mais aussi l’accès au logement (20 %) et les problèmes de santé (19 %). De plus, le manque de crèches, de salles dédiées à l’allaitement au sein des entreprises complique la donne. Pour Aziz Ajbilou, démographe et professeur d’économie à l’UM6P, cette tension révèle la mutation des normes familiales : “Autrefois, la procréation était dictée par la tradition et l’entourage. Aujourd’hui, les jeunes couples aspirent à décider eux-mêmes, en privilégiant la qualité de vie plutôt que la quantité. Mais leurs désirs se brisent souvent sous des contraintes multiples : chômage, coût de la vie et absence de politiques de soutien.”
Salma, 32 ans, en sourit tristement. Mariée depuis quatre ans, elle rêvait d’avoir deux enfants. “Aujourd’hui, je n’arrive même pas à me projeter pour un seul. Comment assumer un bébé quand ton contrat est renouvelé tous les six mois et que le loyer te prend la moitié de ton salaire ?” Elle et son mari vivent à Rabat, partagés entre le désir d’agrandir la famille et l’angoisse d’un futur instable. Leur projet parental est en suspens, comme figé dans une attente sans échéance.
Vers des politiques plus “family-friendly”
Face à ce constat, la tentation est grande d’invoquer une solution miracle. Mais il n’y en a pas. Chaque pays compose avec ses traditions, son histoire, ses réalités. Pour autant, certaines pistes semblent universelles. “Des entreprises peuvent changer la donne en adoptant des politiques favorables aux familles : congé parental pour les deux parents, espaces d’allaitement en entreprise, crèches intégrées, dispensaires sur site”, plaide Marielle Sander. “Cela permet aux femmes de ne pas être pénalisées, mais aussi d’impliquer les hommes dans la parentalité.”
Un enjeu de taille dans un pays où la majorité des familles sont désormais nucléaires et ne peuvent plus compter sur le soutien élargi des grands-parents. “L’inégale répartition des tâches parentales freine l’autonomie des femmes”, souligne Aziz Ajbilou. “Beaucoup repoussent leur maternité ou quittent le marché du travail après la naissance d’un enfant. Promouvoir une parentalité plus équilibrée est crucial pour que les couples puissent réaliser leur projet dans de bonnes conditions.”
Lina, 34 ans, enseignante à Casablanca, en est l’illustration. “Après mon premier enfant, j’ai mis ma carrière entre parenthèses. J’aurais voulu un deuxième, mais entre la fatigue, l’absence de soutien et un mari absorbé par son travail, je n’ai pas eu la force. Aujourd’hui, j’attends… mais je sais que le temps joue contre moi.” Son histoire n’est pas isolée. Elle illustre ce que le rapport qualifie de “responsabilité parentale inéquitable” : une charge mentale et domestique écrasante, qui décourage les femmes et fragilise leur autonomie.
Ce déséquilibre en cache un autre. Pourquoi certaines familles croulent-elles sous le poids d’une descendance nombreuse, quand d’autres n’ont qu’un enfant, parfois aucun ? Le rapport de l’UNFPA apporte une réponse claire : tout dépend de l’accès – ou non – à une éducation complète dès le plus jeune âge. Là où elle est intégrée aux programmes scolaires, les grossesses adolescentes reculent et le début de la vie intime est retardé. “Comprendre comment fonctionne son corps est libérateur”, insiste Marielle Sander. “C’est la première étape vers l’autonomie.” Aziz Ajbilou partage ce constat : “Beaucoup de femmes au Maroc entament leur vie reproductive plus tôt qu’elles ne l’auraient souhaité, faute d’information et d’accès aux services de planification familiale.”
Les chiffres qui inquiètent
Le Maroc vit une mutation silencieuse mais lourde de conséquences. Selon le rapport 2025 de l’UNFPA, 13,4 % des Marocains avaient plus de 60 ans en 2024. D’ici quinze ans, ils représenteront un cinquième de la population. Un vieillissement accéléré qui pèsera sur les retraites, le système de santé et la solidarité familiale.
Les freins à la parentalité ne sont pas seulement économiques, même si près de la moitié des couples pointent le manque de moyens financiers comme principale raison de renoncer à un enfant. Un chiffre moins attendu mérite l’attention : 15% des hommes avouent ne pas se sentir prêts psychologiquement à devenir pères. Longtemps invisibilisé, ce facteur montre que la crise de la fécondité n’est pas uniquement une affaire de femmes mais bien une responsabilité partagée, où l’engagement masculin reste fragile.
Pourtant, le désir d’enfant demeure vivace. Près de 70% des jeunes interrogés au Maroc expriment l’envie de fonder une famille, mais ils se heurtent à une série d’obstacles – chômage, logement inaccessible, absence de services de garde – qui transforment cette aspiration intime en parcours d’obstacles. Le paradoxe est là : une jeunesse qui veut bâtir son avenir, mais qui se retrouve paralysée par un présent trop incertain.
L’État doit-il décider pour nous ?
Un pays doit-il intervenir dans le choix du nombre d’enfants à avoir ? L’histoire récente offre des exemples extrêmes: la politique de l’enfant unique en Chine, puis son revirement face au vieillissement accéléré; les primes à la natalité en Russie ou en Europe de l’Est. Mais ces expériences ont montré leurs limites. “Aucune de ces politiques directives n’a réellement fonctionné”, tranche Marielle Sander. “Vous pouvez offrir une prime à la naissance, mais cela ne fait que décaler la venue d’un enfant d’un an, rarement plus. Le vrai problème, c’est la durée : les années nécessaires pour élever un enfant dans des conditions décentes. Ce n’est pas un bonus ponctuel qui règle ça.” La clé, répète-t-elle, reste l’éducation (scolaire autant que sexuelle) et l’accès aux services de santé reproductive. “Des populations éduquées font des choix responsables, qui tiennent compte de leurs moyens et de leur projet de vie. Elles ne feront pas plus d’enfants qu’elles ne peuvent en élever. L’État doit donc investir dans l’école, l’emploi, le logement. Créer un environnement où une famille peut grandir, plutôt que dicter combien d’enfants elle doit avoir.” Le Maroc, rappelle Aziz Ajbilou, est à un moment charnière. Son taux de fécondité est tombé à 1,97 enfant par femme, en dessous du seuil de remplacement,selon le rapport du HCP. “L’enjeu n’est pas d’imposer, mais d’accompagner. L’État doit agir vite sur l’éducation, l’emploi et l’égalité des genres pour transformer cette transition en levier de croissance inclusive.”
Anticiper pour ne pas subir
Car le temps presse. En 2024, 13,4 % des Marocains avaient plus de 60 ans selon le rapport de l’UNFPA. Ce chiffre atteindra 20 % d’ici quinze ans. “À long terme, une population en déclin signifie moins d’actifs pour financer les retraites, pour porter l’économie, pour soutenir les plus jeunes et les plus âgés”, prévient Marielle Sander. Certaines nations, comme la Suède, ont choisi d’encourager la migration pour pallier la baisse de natalité. Le Maroc n’en est pas encore là. Il dispose d’un atout: le dividende démographique, avec une population encore largement jeune. “Si ces jeunes trouvent un emploi adapté à leurs compétences, ils peuvent donner un véritable coup de fouet à l’économie”, insiste Aziz Ajbilou. Au fond, cette crise n’est pas qu’une affaire de chiffres, mais pointe du doigt des problématiques sociétales, comme les inégalités de genre, la difficulté à concilier vie professionnelle et vie familiale… “Les normes sociales ne tombent pas du ciel. Elles sont construites. Et si elles ont été construites, elles peuvent être changées”, rappelle Marielle Sander.
Changer, voilà peut-être le mot d’ordre. Changer le regard porté sur la maternité, partager équitablement les responsabilités, et surtout, ouvrir la discussion. Car la parentalité n’est pas un destin, c’est un droit. Et ce droit, il est urgent de le protéger.
Le rapport révèle que 33 % des Marocains n’ont pas pu avoir le nombre d’enfants qu’ils souhaitaient. Que nous dit ce décalage ?
Cela montre que la question n’est pas seulement une affaire de désir individuel, mais aussi de conditions structurelles. Aujourd’hui, beaucoup de jeunes couples choisissent de reporter leur mariage ou de limiter le nombre d’enfants en raison du chômage, du coût du logement ou du manque de services de garde. Autrement dit, avoir un enfant ne se réduit pas à un choix intime : c’est un projet de vie qui suppose stabilité professionnelle, logement décent et accès à la santé.
Pourquoi est-il essentiel d’associer les hommes à cette réflexion ?
Parce que la parentalité ne peut pas reposer uniquement sur les femmes. Le rapport souligne que la répartition inéquitable des responsabilités parentales est un frein majeur à la procréation. Beaucoup de femmes retardent ou renoncent à la maternité par peur de ne pas pouvoir concilier vie familiale et vie professionnelle,
certaines quittent même le marché du travail après un premier enfant. Encourager un partage réel des tâches domestiques et de l’éducation des enfants n’est donc pas une question secondaire : c’est une condition pour que les couples puissent réellement décider ensemble du nombre d’enfants qu’ils souhaitent.
Dans quelle mesure les normes sociales pèsent-elles sur le désir d’enfant ?
Énormément. Derrière les chiffres, il y a des représentations collectives très fortes. L’image de la “bonne mère” ou du “bon père”, la pression familiale, les attentes de la société… tout cela influence directement les choix, ou plutôt les non-choix, des individus. C’est pourquoi l’UNFPA insiste: il ne suffit pas d’adapter les politiques publiques. Il faut aussi transformer les normes sociales, et cela ne peut se faire qu’avec la participation active des citoyens. Quand des couples osent questionner ce qui est considéré comme “normal” et affirmer leurs propres choix, c’est déjà un acte de changement.

