L’amour sans tabou

Au Maroc, l’amour est pudique. Il ne se crie pas sur les toits, il ne se vit pas au su et à la vue de tous. Entre modernité et tradition, entre exaltation des sentiments et pudeur, exprimer ses sentiments reste encore tabou dans notre société. Éclairage avec Hassan Rachik sociologue et anthropologue.

Si la langue arabe regorge de mots suaves pour parler d’amour, dans le  quotidien marocain, l’amour n’est pas révélé par le verbe. Le dialecte marocain, serait, nous explique-t-on, incompatible avec les mots doux qui chantent l’amour. Kanhabbek (je t’aime) est même tourné à la dérision. Kanbghik, houbbi, Kbida, hbiba sont autant de mots qui restent bloqués, telle une arête de poisson, dans la gorge du Marocain. La raison ? Les jeunes sont éduqués dans la pudeur et dans le mutisme de leurs sentiments. La censure devient alors la principale caractéristique de ce sentiment dans la sphère publique. “La pudeur (hchouma, ‘ibe), encore dominante, est un frein empêchant la manifestation des émotions liées à l’amour, considéré comme une expression intime, qui ne regarde que le couple”, souligne Hassan Rachik, sociologue et anthropologue. Mais il arrive parfois qu’à l’intérieur même du couple, on a du mal à exprimer ses sentiments, et la darija n’est pas la langue de prédilection pour se susurrer des mots doux. “On est relativement à l’aise pour exprimer ce sentiment en langue française, ou en arabe classique, voire en anglais. Le recours à une langue étrangère pour manifester ses émotions permet d’engager une distance par rapport à notre socialisation imposant la pudeur, pour ne pas parler de l’honneur de la famille”, développe le sociologue. Ainsi, non seulement nous avons du mal à exprimer nos sentiments mais les mots que l’on utilise sont jugés comme rustres et rêches.

Un aveu de faiblesse

Ainsi si dans l’imaginaire collectif marocain, l’amour est un signe de faiblesse et le vrai homme “viril” ne doit pas avouer ses sentiments, il n’en est pas moins qu’une partie de la population évolue et que la culture masculine dominante recule progressivement. “Le changement social qui traverse la nature du rapport entre homme et femme pourrait être expliqué par plusieurs variables, comme la scolarisation, l’urbanisation, la promotion sociale, l’augmentation numérique des couches sociales moyennes instruites, les contacts directs avec l’Occident à travers les voyages touristiques, les séjours d’études prolongés à l’étranger, les chaînes de télévision émettant par satellite, les nouvelles technologies, etc. En milieu urbain, la structure de l’autorité a évolué, en permettant à l’individu de s’affirmer progressivement…”, souligne le sociologue. Le patriarcat familial d’antan disparait petit à petit pour laisser place à une famille où la mère est de plus en plus présente. “D’autres valeurs se créent autour de l’amour et la tendresse paternelle et maternelle”, analyse Hassan Rachik. Cependant la pudeur persiste.

Les battements de cœur d’un bon nombre de Marocains sont enfermés dans leur cage thoracique et ne risquent pas de résonner avant bien longtemps, plus particulièrement du côté de la gent masculine. “Dans un monde dominé par une culture virile séculaire, exprimer ses émotions amoureuses relève du tabou. Il est perçu socialement comme un aveu de faiblesse”, explique Hassan Rachik. Exprimer son amour pour sa femme devient socialement synonyme de manque de virilité, voire d’infériorité et de lâcheté. “Un homme qui déclare son amour est supposé être envoûté… On n’hésite pas à parler de “s’hour” (sorcellerie) et de grigris pour “domestiquer” le mari ou l’amant. L’amoureux est “metawegene”, (victime d’un tagine pas comme les autres)”, développe le sociologue. 

L’amour en dérision 

Dans ce contexte culturel, l’amoureux est méprisé. On dit de lui qu’il est maz’ote, tsatta, Mcharwète (découpé en lambeaux), maami (aveuglé), tayhe al znafrou (tombé sur son nez), marboute (ligoté), kaï twafa (il agonise), taymoute (il se meurt)… 

Aussi, et à défaut d’exprimer son amour par des mots précis, certains hommes usent de paraphrases : “tu me manques”, ‘ziza ‘alayya (tu m’es chère)  ou encore “tane-moute‘alik”  (je meure pour toi) sont utilisés par ceux qui n’ont pas peur du ridicule. 

Mais rien n’est perdu. Si les Marocains ont encore du mal à exprimer leurs sentiments et à déclarer leur amour,  on assiste cependant à une nouvelle organisation sociale en milieu urbain, qui permet l’émergence de l’individu, relativement autonome par rapport à sa famille et à la culture conservatrice.  En effet, sur certains points, comme l’indique le sociologue, “il y a un début de rupture avec la tradition : la désapprobation des mariages arrangés par les parents, le recul d’une conception autoritaire des relations entre parents et enfants, la valorisation du dialogue, du couple conjugal et de son autonomie.” De là à dire que le Marocain adoptera sa langue maternelle pour dire “je t’aime”, il n’ y a qu’un pas que nous franchissons allègrement.

60 mots pour exprimer l’amour

Contrairement aux apparences, les Arabes avaient développé, pendant l’âge d’or de leur civilisation, la poésie courtoise, al ghazal, une mine d’or, dont la plus célèbre est le code de l’amour Tawk al hamama (le collier de la colombe) de Ibn Hazm. 60 mots en arabe expriment, par ailleurs, les différents états amoureux : al houb, al mahabba, al ‘alaqa, al hawa, as-sabwa, ach-chaghaf, al wajd, al kalaf, at-tatayum, al’ichq, al jawa, ad-danaf, ach-chawq, al hitaba, al balabil, at-tabarih, as-sadam, la ghamarat, al wahhal, ach-chajou, al laij, al ikti-ab, al wassab, al huzn, al kamad, al-lad, al kluraq, as-sahud, al araq, al-latif, al hanine, al istikana, at-tabala, al lawa’, al funun, al junun, al lamam, al habl, ar-rsis, ad-da’, al mukhamir, al waad, al hulla, al hilm, al gharam, al huyam, at-tadli’a, al walah, at-ta’abbud…

La regrettée Fatéma Mernissi a exhumé de l’oubli en 2011 Le jardin des amoureux d’Al Imam Ibn Qayyim al Jawziya.  Son ouvrage “Les 50 mots de l’amour” chante les mots de l’amour et invite à une promenade dans le jardin des mots, des couleurs et des sentiments. “C’est une culture de l’amour qui ne se limite pas à la sexualité mais invite à l’écoute, à la confiance en l’autre et au dépassement de soi”, avait écrit la sociologue. À méditer.

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