ier, les combats féministes se vivaient dans la rue, dans les associations, lors de réunions militantes ou d’actions de sensibilisation locales. Aujourd’hui, une partie de cette énergie a trouvé un nouvel espace: l’écran du smartphone.
Stories pédagogiques, vidéos TikTok, podcasts partagés en boucle : le numérique est devenu un prolongement des luttes féministes. Non pas pour effacer les méthodes d’hier, mais pour toucher une audience plus large, donner une voix à celles qui n’osaient pas toujours descendre dans la rue et installer le débat directement dans les foyers marocains.
“Un simple commentaire ou une discussion de quelques minutes suffisent parfois à fissurer une certitude patriarcale”, souligne Asma Abou El Faraj. “On ne change pas les mentalités en un claquement de doigts, mais chaque échange laisse une trace. Même l’hostilité est le signe qu’une brèche existe.”
Les réseaux comme nouvelle agora
Les réseaux sociaux ne sont plus un simple outil de communication : ils sont devenus une véritable agora. Une génération y est née, y vit, s’y informe et s’y construit ; les plus âgés eux-mêmes s’y sont familiarisés.
“Les réseaux sont obligatoires si l’on veut toucher la jeunesse”, affirme Intissar Errouydy, qui transforme ateliers scolaires et discussions de terrain en podcasts et vidéos. Ce va-et-vient entre la salle de classe et l’écran n’est pas un artifice mais une stratégie : parler sans détour de consentement, de santé sexuelle, d’égalité, et pousser ces sujets jusque dans les fils d’actualité. “C’est en ligne qu’ils cherchent leurs réponses, donc c’est là qu’on doit être présentes”, ajoute-t-elle.
Pour de nombreuses militantes, le numérique agit comme un amplificateur mais aussi comme un refuge: un espace où dire l’indicible, où trouver des soutiens et rejoindre une communauté. Mais cette bulle protectrice reste fragile. Intissar Errouydy l’a appris à ses dépens après un post sur l’éducation sexuelle : “On nous a traités de tous les noms, accusés de nuire à la société.” Elle n’a pas reculé pour autant : “Ceux qui veulent comprendre nous écoutent.”
Quand le virtuel influe sur le réel
Le numérique n’a pas seulement ouvert une nouvelle scène : il a bouleversé les rapports de force. Une indignation isolée peut devenir un mouvement collectif. Une affaire judiciaire peut changer d’orientation sous la pression de l’opinion publique. “Dans plusieurs cas de viol ou de pédophilie, c’est grâce au militantisme sur internet que les jugements ont changé”, affirme Intissar Errouydy.
Le hashtag #Masaktach, lancé en 2018, est devenu emblématique. Parti d’un simple tweet, il a libéré des milliers de témoignages de femmes harcelées. Relayé par les médias et repris dans les rues, il a démontré qu’un cri virtuel pouvait se transformer en clameur nationale.
Mais l’efficacité du digital ne se limite pas à ces vagues spectaculaires. Elle s’exprime aussi dans les échanges plus discrets. “On ne peut pas changer les mentalités d’un coup, mais on peut les déplacer petit à petit”, rappelle Asma Abou El Faraj.
Diversité des approches et complémentarité
Le numérique a aussi permis de lier l’art à l’activisme. “L’art sert énormément l’activisme, ça influence et ça impacte d’une grande manière”, affirme Asma.
Ghizlane Mamouni, avocate et fondatrice du mouvement Kif Mama Kif Baba, met en avant l’utilité stratégique des réseaux sociaux : “Quand nous organisions des sit-in, c’était principalement via les réseaux sociaux que nous réussissions à mobiliser. Cela nous permet d’atteindre des personnes dans des zones éloignées, de parler en darija, de diversifier les discours.” Mais elle nuance aussitôt : “Le numérique n’est pas tout. Il doit être accompagné d’un plaidoyer institutionnel, de rencontres avec les décideurs, d’outils concrets pour changer les lois.”
Hafsa Rmich partage cette vision: “Toutes les formes de militantisme sont importantes et complémentaires. Il n’y en a pas une meilleure que l’autre, chacune nourrit l’autre.”
Les failles et les violences
Prendre la parole en ligne, c’est aussi s’exposer. L’agora numérique promet liberté et visibilité, mais elle peut se transformer en champ de bataille. Insultes, menaces, campagnes de haine coordonnées : “La violence numérique est la continuité de la violence physique”, rappelle Ghizlane Mamouni. Avec vingt et une de ses collègues, elle a subi une campagne d’intimidation d’une brutalité extrême.
Les chiffres parlent d’eux-mêmes : près d’1,5 million de Marocaines ont déjà été victimes de violences électroniques, selon le Haut-Commissariat au Plan. Harcèlement sur WhatsApp, chantage à l’image intime, insultes en direct sur des lives… Autant de violences qui laissent des séquelles durables, parfois irréversibles.
“On a l’illusion d’un espace safe, mais les violences y sont parfois encore plus brutales qu’ailleurs”, constate Hafsa Rmich. Elle s’interroge aussi : “Est-ce que le militantisme digital a vraiment libéré la parole, ou est-ce qu’il a surtout créé une élite d’influenceuses capables de manier les codes ?” Car pour émerger, il faut du matériel, des compétences et une résilience hors du commun.
À ces risques s’ajoute la désinformation. “Les réseaux, tout en donnant une tribune, deviennent un champ de bataille où circulent de fausses informations. Il faut absolument vérifier et cadrer ce qu’on publie, sinon ça se retourne contre nous”, prévient Intissar Errouydy.
Du buzz au changement durable
Toutes les militantes s’accordent : le numérique est incontournable, mais il ne suffit pas. “Un post ne change pas une loi”, martèle Ghizlane Mamouni. Les campagnes s’amorcent sur Facebook ou Instagram mais trouvent leur véritable portée dans les mémos adressés aux parlementaires, les ateliers de plaidoyer, les conférences ou l’accompagnement juridique des victimes.
D’autres choisissent des voies créatives : une chanson, une illustration, une performance artistique peuvent parfois faire passer des messages que le militantisme frontal ne parvient pas à imposer. “Chaque thématique peut être traitée différemment : par le dialogue, par l’art, ou par d’autres formes créatives”, explique Asma Abou El Faraj.
Ce féminisme digital compose ainsi un mouvement à plusieurs visages, enraciné dans les réalités marocaines mais uni par une même volonté de changement. Comme le résume Ghizlane Mamouni : “Nous ne sommes pas en rupture, mais dans une nouvelle étape. Avant, on faisait du porte-à-porte pour récolter des signatures. Aujourd’hui, on lance un appel en ligne et on mobilise des centaines de personnes. Les outils changent, la cause reste la même”.