Aujourd’hui, sensibilisées et impactées par les hashtags #GirlPower, #ÉgalitéDesSexes ou #Féminisme, de nombreuses femmes font de ces combats une évidence. Sans se considérer militantes, elles défendent pourtant l’idée d’une société plus égalitaire. Mais entre ces aspirations et une charge mentale trop importante, le décalage s’installe. Le quotidien vient souvent freiner ce désir d’émancipation. Un tiraillement intime, parfois douloureux, que beaucoup ressentent sans toujours pouvoir le nommer. “Toutes les femmes, à des degrés, peuvent être traversées par ces tensions, surtout dans un monde globalisé où les discours sur les droits des femmes et le féminisme circulent largement”, confirme Aïcha Barkaoui, professeure-chercheure en Master Genre, Sociétés et Cultures à l’Université Hassan II, Faculté des Lettres et des Sciences Humaines Aïn Chock – Casablanca. “Mais il est essentiel de nuancer. Toutes ne reçoivent pas ces messages de la même manière, ni avec la même intensité.” Ce ressenti, comme elle l’explique, dépend de nombreux facteurs : origine sociale, éducation, expériences de vie, environnement géographique, niveau d’exposition aux débats publics, sensibilité personnelle, etc. À cela s’ajoute le poids d’un système patriarcal “profondément enraciné”, selon ses mots. “Les structures sociales, familiales et économiques restent marquées par une division sexuée du travail. Même lorsque les femmes accèdent à l’espace public, au travail, à la recherche, ou à la sphère politique, elles continuent de porter la majorité des responsabilités domestiques et parentales”, rappelle-t-elle, ajoutant qu’“elles doivent être indépendantes sans jamais délaisser leurs responsabilités traditionnelles, à savoir prendre soin de leur foyer.” En d’autres termes, une liberté qui se paie.
Les militantes face au vertige de la perfection
Être féministe, ce n’est pas seulement adhérer à des idées : c’est souvent devoir les incarner. De manière presque exemplaire. “Quand on est féministe, on peut être jugée plus sévèrement dès qu’on déroge aux principes (NDLR : croyance en l’égalité sociale, économique et politique des femmes et des hommes, remise en question du patriarcaux etc.”, confie Ghizlane Mamouni, avocate et militante, présidente de l’association Kif Mama Kif Baba. “Mais ce n’est pas pour moi un échec. Ce n’est pas parce qu’on n’est pas parfaitement en accord avec ses idéaux qu’on n’est pas légitime. Le féminisme n’est pas une pureté absolue, c’est une lutte complexe dans un monde imparfait. Aussi, faisons-nous ce que nous pouvons, avec honnêteté et engagement.” Comme elle le rappelle, militer n’est pas un hobby. “C’est une réponse à une urgence, une révolte permanente contre des injustices qui nous touchent profondément.” Chaque militante donne de son temps et de son énergie en dehors du travail, de la vie familiale, des obligations du quotidien. Ce combat qui s’ajoute au reste peut, s’il est mal accompagné, devenir une source d’épuisement. Pour le psychothérapeute Aboubakr Harakat, on peut parler de “fatigue militante”, voire d’un risque de “féminisme martyr” : celui où l’on se sacrifie, sans réelle transformation du quotidien. Cette usure n’est pas seulement physique. Elle est aussi émotionnelle et psychique. “La charge mentale ne se résume pas à faire mille choses en même temps. Elle comprend aussi la pression d’être alignée, cohérente, irréprochable, surtout quand on porte des valeurs fortes”, souligne-t-il. Une tension constante qui impacte l’estime de soi.
Vers un féminisme lucide, solidaire et imparfait
Entre engagements et limites personnelles, certaines choisissent de transformer tensions et contradictions en moteur d’actions. “Au début, je voulais tout faire. Être présente sur tous les fronts, répondre à tous les appels, porter tous les combats. Et forcément, j’ai fini par m’épuiser”, raconte Ghizlane Mamouni. “Puis, j’ai appris à me recentrer, à me dire que je n’ai pas à tout faire, ni à tout faire parfaitement. J’ai accepté que mes contradictions font partie du chemin, qu’on avance par étapes, et que chaque petite victoire compte.” Et d’insister : “Le féminisme ne peut pas reposer sur les épaules individuelles : c’est un mouvement collectif. Savoir qu’on peut se relayer, qu’on peut passer le flambeau, se soutenir, se reposer les unes sur les autres, c’est fondamental.” Un avis partagé par Aïcha Barkaoui. Pour cette chercheure, le féminisme peut aussi être une force d’inspiration. “Il offre des langages pour comprendre l’oppression, pour créer des alliances, pour nommer les violences, pour imaginer des alternatives”, explique-t-elle. “Il donne aux femmes la légitimité d’exister autrement. Le défi est de trouver des espaces féministes inclusifs, bienveillants et décolonisés, où le droit à l’imperfection soit reconnu, où les femmes ne soient pas réduites à des militantes fatiguées mais accueillies dans toute leur complexité.” Cette vision rejoint celle d’Aboubakr Harakat, pour qui le féminisme ne devrait jamais être vécu comme un fardeau individuel, mais comme une démarche collective, profondément humaine. “Le féminisme, dans sa forme la plus aboutie, est un humanisme. Il ne s’oppose pas aux autres. Il cherche à réparer, à rassembler, à créer plus de justice et d’équilibre dans les relations humaines. Il concerne autant les femmes que les hommes, car il touche à ce qu’il y a de plus fondamental : notre dignité partagée.” Peut-être est-ce là la clé : accepter l’imperfection comme une force plutôt qu’une faiblesse, valoriser les petits pas, les luttes intimes, les arrangements fragiles du quotidien. Un féminisme enraciné dans le réel, dans les marges comme dans les élans collectifs. “Le changement ne se fait pas dans l’héroïsme ni dans la souffrance permanente, ajoute-t-il. Il se construit lentement dans les interstices du quotidien.” .