Casablanca, 32 rue Bergerac, dans le quartier Mers Sultan. Nous sommes le 1er mars 1956. La date est historique, car le lendemain, le Maroc fêtait son Indépendance. Il est 18h20. Touria Chaoui, au volant de sa voiture, revient de l’Institution Lalla Amina qui œuvre à la formation de jeunes filles dans plusieurs disciplines. Assis à ses côtés, son jeune frère de 11 ans, Salah Eddine. Touria se gare en bas de l’immeuble familial, klaxonne et passe sa tête par la portière pour parler à sa mère qui apparaît au balcon. Surgi brusquement de nulle part, un homme se rue sur la voiture, tire une balle à bout portant sur Touria et disparaît comme un fantôme. Touchée à la tête, la jeune fille meurt sous les yeux hébétés et horrifiés de son frère, de sa mère, des voisins et des passants. Une scène de cauchemar qui continue de hanter les témoins survivants de ce drame.
Un meurtre jamais élucidé
La vie de Touria Chaoui, première aviatrice du Maroc et du monde arabe est ainsi foudroyée à l’âge de 20 ans. Salah Eddine Chaoui, artiste peintre aujourd’hui installé en France à Vichy, évoque le souvenir fulgurant de ce moment dans le livre hommage qu’il vient de publier “Ma sœur Touria, première aviatrice du monde arabe” et se souvient “d’un homme au profil hispanique, cheveux gominés, tenant une arme à la main”. Quelle main a donc assassiné Touria Chaoui, dans la fleur de l’âge ? Qui se cache derrière ce crime et quels en sont les commanditaires ? Aujourd’hui encore, le mystère demeure entier et on ne peut que se perdre en de nombreuses conjectures plus ou moins complexes.
La nouvelle de la mort de Touria Chaoui provoque une onde de choc et une sidération générale. À ses funérailles, le cortège s’étire sur plusieurs kilomètres. On réclame la vérité, elle ne viendra jamais.
Touria Chaoui est née le 14 décembre 1936, dans une famille bourgeoise de Fès, Elle grandit et s’épanouit dans un milieu aisé, ouvert. Son père, Abdelwahab Chaoui, un des premiers journalistes de langue française dans le Maroc colonial, écrit dans Le Courrier du Maroc, parallèlement à sa passion du théâtre dont il est considéré comme un pionnier. Avant-gardiste, il veut pour sa fille une éducation soignée et moderne et lui fait découvrir le monde du théâtre et du cinéma puisqu’en plus du journalisme, Abdelwhab Chaoui est un acteur et un metteur en scène impliqué dans la promotion de la scène marocaine émergente. À douze ans, Touria joue à ses côtés un petit rôle (Maria Casarès enfant) dans le film du cinéaste français, André Swoboda, La Septième Porte, où Abdewahab Chaoui donne la réplique à Georges Maréchal et Maria Casarès. L’apparition à l’écran de la petite Touria scandalise la société conservatrice du Maroc d’alors.
En 1946, Touria obtient son certificat d’études primaires dans un Maroc où la scolarisation des filles est balbutiante. À cette époque, elles ne sont que 23.000 à être scolarisées, et à peine une centaine à avoir obtenu le certificat d’études primaires. Elle prend des cours de sténographie arabe et poursuit ses études jusqu’à l’obtention du brevet.
À Casablanca, où la famille vit désormais, elle est engagée comme secrétaire à l’Agence marocaine d’information et de publicité. Mais son rêve depuis toujours, c’est de voler. Aussi, quand en novembre 1949 l’Agence organise un concours littéraire à l’occasion de la Fête du Trône, Touria demande à son père l’autorisation d’y participer à la condition que si elle était primée, il l’inscrive à l’école des pilotes des Ailes Chérifiennes de Tit Mellil. Parole donnée, pari gagné. Son père et elle partent sur place pour l’inscription dans cette école de pilotage réservée à l’élite européenne. Ils vont braver le mépris et les railleries du directeur de l’école, un certain Martin qui, comme le rapporte Salah Eddine Chaoui dans son livre, va les accueillir en déclarant devant une assistance hilare : “Ouvrez grand vos oreilles, vous voyez cette petite Fatma, elle prétend prendre des cours de pilotage !”
La première femme aviatrice arabe
À la fin de son apprentissage, Touria passe son examen de vol dans des conditions météo exécrables, la mauvaise foi du directeur ne lui laissant aucun choix. Elle réussit son brevet de capacité puis sa licence de pilote et devient en 1952, la première femme aviatrice du Maroc et des pays arabes et la 3ème au monde. La plus jeune aussi car elle n’a que 16 ans. Du jour au lendemain, elle est célèbre aussi bien sur le plan national qu’international et croule sous les messages de félicitations.
Reçue par feu le sultan Mohammed V, elle pose à ses côtés en uniforme sur une photo devenue culte. Elle fréquente les princesses, devient ambassadrice de l’Institution Lalla Amina et s’implique dans diverses organisations féminines en faveur de l’éducation et de l’émancipation des jeunes filles.
Héroïne intrépide
Héroïne et gloire nationale, elle représente pour tous la figure de proue de l’émergence du féminisme marocain, alors très lié au mouvement indépendantiste mené par les partis politiques. Mais le vent de libération apporté par Touria, son exemple de femme qui s’affranchit et se distingue, dérange les conservateurs marocains et les partis coloniaux comme “Présence française”. Les membres de la famille Chaoui sont visés et échappent de peu à la mort. Prévenus par l’épicier de leur quartier, ils quittent in extremis leur villa de la rue Bonaparte pour se réfugier dans un hôtel voisin. À 4h du matin, leur maison explose.
Au retour d’exil du Sultan Mohammed V en novembre 1955, la jeune aviatrice participe à la liesse populaire : aux commandes de son monoplace, elle survole le cortège royal depuis l’aéroport jusqu’au quartier des Touarga et lâche sur la foule des tracts de bienvenue à la gloire du souverain. Elle exécute force loopings et figures acrobatiques qui expriment sa joie et ravissent le public.
Assassinée le 1er mars 1956
Or la face cachée de cette aube de l’indépendance est loin d’être idyllique : querelles intestines entre partis politiques, règlements de compte entre divers acteurs d’une société en pleine mutation, vendettas personnelles ou pour la course au pouvoir. Dans ce magma se font et se défont les alliances et les vengeances, les compromis et les meurtres. Une figure sombre illustre bien cette époque trouble : Ahmed Touil, que d’aucuns soupçonnent d’être l’auteur de l’assassinat de Touria Chaoui, sans apporter les preuves de sa culpabilité. Militant caméléon, convoyeur d’armes et homme de main d’hommes de l’ombre, il va jusqu’à exécuter plusieurs de ses anciens compagnons de résistance comme Rahal el Meskini ou Ahmed Sidki.
On sait que Touria Chaoui posait problème aux conservateurs marocains, aux obscurantistes opposés à l’émancipation de la femme marocaine, à quelques membres de Présence française, et d’autres ennemis du symbole d’un Maroc nouveau qu’incarnait la jeune fille. Son assassinat, le 1er mars 1956, juste la veille de l’Indépendance, est un acte significatif.
Soixante-deux-ans après, le mystère demeure entier. L’oubli également, car à part le récent livre publié par son frère et un documentaire de télévision, aucun hommage ne salue la mémoire de la première aviatrice marocaine, aucune rue ni avenue ne porte son nom, et encore moins un espace culturel. Et pourquoi pas un aéroport Touria Chaoui ?