Elle ne s’attendait pas à un tel accueil le soir de l’avant-première de Marocains sans terres. Elle ne s’attendait pas non plus à cette standing ovation. Soraya El Kahlaoui est ainsi. Discrète et humble, avec cet air de ne pas vouloir déranger et cette façon de s’excuser de ses lacunes avant de s’exprimer sur un sujet. Pourtant, à 31 ans, cette brillante chercheuse en sociologie aurait des raisons de s’enorgueillir. Tant son regard sur son environnement, son analyse des failles de ses sociétés d’appartenance – elle est issue d’un mariage mixte franco-marocain-, sa réflexion sur sa propre identité sont aiguisés. Et sans concession. La jeune femme est en perpétuel questionnement sur le monde qui l’entoure. Curieuse de tout, elle conçoit son cheminement comme une inlassable quête d’apprentissage. Ce film, qui témoigne du combat de la tribu Guich L’Oudaya pour récupérer sa terre spoliée par un promoteur immobilier, concrétise un travail de recherche de longue haleine. Il est aussi l’aboutissement d’une maturation personnelle qui a commencé il y a plus de dix ans.
Connectée au monde
Adolescente, Soraya El Kahlaoui se décrit comme une “intello” plongée dans ses livres. Lycée Lyautey de Casablanca puis Paris où elle passe par l’hypokhâgne et la khâgne d’Henri IV, elle est programmée pour l’excellence. À dix-neuf ans, elle sait qu’elle veut faire de la recherche mais se destine plutôt aux lettres. On ne peut plus éloigné des vicissitudes de ce monde. L’expérimentation de l’élitisme des classes préparatoires françaises la vaccine contre l’intellectualisme parisien “trop déconnecté des réalités”. Premier changement de cap. Elle s’inscrit donc en droit qui lui semble plus concret. Soraya pressent qu’elle a besoin d’être utile, d’agir. Une constante dans son parcours. Mais rapidement, le droit la contraint. Elle trouve les juristes trop normatifs et le milieu juridique trop conservateur. “Le droit, c’est beaucoup de papier. Il ne me permettait pas d’être dans des problématiques sociales. Et j’aime le social plus que les papiers ! Parce qu’avant tout, j’aime l’être humain.” Elle décide de prendre son temps et entame un master en politique environnementale dont le projet de recherche porte sur la paysannerie et la gestion coutumière des ressources naturelles au Maroc. La thématique ne lui est pas étrangère. Par son père, Soraya El Kahlaoui est issue d’une famille de paysans de Mharza Sahel dans la région de Bir Jdid. C’est dans la maison familiale, sans eau et sans électricité, qu’elle passe, enfant et adolescente, tous ses week-ends et toutes ses vacances. Très tôt, la jeune fille oscille donc entre deux mondes, celui de la bulle élitiste du lycée français de Casablanca et celui plus rude de la campagne marocaine et de ses conditions de vie difficile. Première prise de conscience de l’existence d’un Maroc à plusieurs vitesses.
C’est la révolution du 20 février 2011 qui la fait définitivement basculer dans l’action pour le droit des “sans voix”. Littéralement absorbée par ce bouleversement, l’étudiante le vit de Paris où elle a eu l’occasion de se frotter au militantisme étudiant. “Je me suis constituée politiquement en France”, nous confie-t-elle. En 2003, quand elle débarque en France, le débat sur le CPE fait rage, puis elle milite contre la loi sur l’interdiction du port du voile et les lois Pécresse.
Son 20 février
Quand le Printemps arabe déferle sur le Maroc, elle découvre les aspirations du peuple marocain et les revendications d’une jeunesse qu’elle connaît finalement mal. “J’avais acquis une connaissance des luttes des jeunes issus de l’immigration en France mais de nos jeunes au Maroc, je ne savais rien. Moi, la bâtarde issue de l’immigration coloniale, j’ai découvert le monde politique marocain à partir du territoire français. Ce fut pour moi un premier pas vers le Maroc, qui m’a aidé ensuite à me reconnecter plus intelligemment une fois rentrée.” Comme beaucoup, elle attend à peu près tout du 20 février. “J’attendais ce qu’on attend du monde des bisounours : plus de justice sociale, des rêves, de l’espoir, des perspectives. J’avais surtout le rêve que le Maroc rompe avec un modèle de développement post-colonial.” Elle se rapproche de la section de l’AMDH à Paris et vit son 20 février de loin mais avec passion. Et elle opère un nouveau changement de cap scientifique pour réorienter son sujet de recherche vers la question des mouvements sociaux et du processus de démocratisation dans le monde arabe.
Un dernier sursaut post-révolutionnaire la pousse à modifier une dernière fois son sujet de recherche. En novembre 2011, après l’élection d’Abdelilah Benkirane, une rumeur circule : les autorités auraient décidé de fermer les yeux sur les constructions “informelles”. Des quartiers entiers sortent de terre à la périphérie des grandes villes. “Accorder des droits coûte de l’argent. Après le 20 février, l’État a donc concédé des droits économiques informels au peuple en autorisant les vendeurs de rue et en donnant un coup de pouce au droit au logement. C’est ce qu’on appelle la gestion para-légale, une modalité de gouvernement qui existe ailleurs dans les pays du Sud. En 2012 et 2013, on a donc assisté à une révolution par le bas qui s’est traduite par des constructions tous azimuts. Mais à partir de 2013, l’État, parce qu’il a des comptes à rendre à l’international, a opéré un virage et mis en place une politique sécuritaire en matière de gestion de l’espace en multipliant les mouvements d’expropriation.” Cette fois, Soraya tient son sujet de thèse : l’étude du repositionnement politique du Maroc dans la période post-révolutionnaire à travers la question du droit au logement. Un sujet qui lui permet de lier trois problématiques qui lui sont chères : le social, le 20 février et le droit à la terre. Des luttes de gens ordinaires que Soraya s’attache à médiatiser. “Je travaille sur le micro micro micro parce que c’est là qu’on peut le mieux cerner les problématiques sociales.”
Retour au pays natal
En 2013, elle décide de rentrer au bercail pour écrire sa thèse et parce que le contexte raciste en France lui pèse. “En tant que fille d’une Française, de surcroît formée dans un lycée français où l’on m’avait enseigné l’universalisme rousseauiste, j’avais beaucoup de raisons de croire au modèle français. Mais j’ai très vite été confrontée au racisme. En 2012, les déclarations de Claude Guéant sur la guerre des civilisations m’ont blessée. Ce climat commençait à m’atteindre dans mon quotidien.” Sauf qu’une fois au Maroc, elle réalise qu’elle ne connaît pas son pays et éprouve le besoin de se reconnecter. “J’étais une page vierge”, dit-elle. L’écriture de sa thèse passe à la trappe. Elle préfère suivre les luttes liées au logement et filme tout ce qu’elle voit.
La lecture d’un article sur les Guich L’Oudaya expulsés de leurs terres du douar Ouled Dlim, en plein cœur de Hay Riad à Rabat, l’interpelle. La chercheuse entrevoit une mine d’or scientifique à exploiter. Elle se rend sur place et filme Asmaa, dont elle publie le témoignage sur Youtube. La vidéo et les suivantes font chacune le buzz. Durant les deux années qui suivent, Soraya va accumuler une somme inouïe de matière sur les Guich L’Oudaya. Les rencontres, un peu de chance et l’envie commune d’une poignée de convaincus vont donner naissance à Marocains sans terres. Soraya se forme sur le tas. L’Uzine et la fondation Touria et AbdelazizTazi, le réseau d’information Ritimo et l’association Dox Box, qui soutient les documentaristes du monde arabe, sont séduits et donnent l’ultime élan au projet. Si la cause de ce film touche autant, c’est “parce que le thème du droit à la terre est universel. Lors de la projection du film à Beyrouth, un urbaniste turc a pris la parole pour dire qu’il avait entendu les paroles des Guich un milliard de fois en Turquie. L’abri, ce n’est pas que pour se protéger, c’est aussi une identité, une mémoire, des souvenirs. C’est le premier droit humain.”
Lors de l’avant-première du film le 14 mars, le public a offert une standing ovation aux habitants du douar Ouled Dlim venus assister à la projection. C’est pour eux que Soraya est surtout heureuse : “Ils ont été dignifiés dans leur lutte”. Elle l’est aussi parce que cette lutte est d’abord celle de femmes. Marocains sans terres met ainsi à mal le discours d’un certain féminisme qui tend à réduire les femmes du sud à de perpétuelles victimes du patriarcat arabe et musulman. “Dans mon documentaire, les femmes sont là, bien présentes devant leurs maris et mieux encore, elles les protègent. Ce sont de vrais bonhommes. Alors qu’elles ont tout ce qu’il ne faut pas au regard du féminisme “mainstream”. Elles sont comme elles sont. Et à la fin, on les trouve même belles. Que peut-on faire de mieux en terme de féminisme ? C’est un renversement complet du schéma traditionnel qu’on veut nous imposer. Elles incarnent un féminisme à notre image.” Aujourd’hui, Soraya prépare la sortie de la version du film en arabe qui sera projetée à Rabat pour les habitants du douar. Elle pense déjà à une trilogie autour de la question du droit à la terre dont Marocains sans terres serait le premier volet. “Après, je peux mourir”, dit-elle dans un rire. On n’y croit pas vraiment.