Vous avez publié un rapport intitulé “Women : victims and heroes in times of COVID-19”. Qu’a révélé la pandémie de Covid-19 sur les questions concernant la femme et l’égalité en genre ?
Toute crise impacte différemment la femme et l’homme. La Covid-19 a mis en évidence les vulnérabilités des systèmes sociaux, politiques et économiques perpétuant l’exclusion et l’inégalité. Durant cette crise sanitaire, les femmes ont été, et continuent d’être, en première ligne dans la lutte contre la pandémie. Elles représentent la majorité du personnel de santé -65,3% selon l’ONU Femmes-. Et en raison des inégalités persistantes entre les sexes en termes d’emploi et de revenus, elles sont beaucoup plus exposées que les hommes aux répercussions économiques engendrées. S’ajoute à cela une réalité exacerbée par l’actualité : celle de la sous- représentation des femmes dans les processus de prise de décision et de leadership. Il est vrai que la plupart des gouvernements ont pris des mesures politiques, économiques et sociales pour réduire les effets négatifs de la crise, mais encore aurait-il fallu y intégrer l’approche du genre.
Dans votre document, vous citez Simone de Beauvoir : “La pandémie est un désastre pour les femmes, pour leur indépendance et pour le féminisme”. Selon vous, la crise actuelle au Maroc menace-t-elle de réduire à néant des décennies de progrès en faveur des droits des femmes ?
Le développement de l’épidémie pourrait mettre un frein à certaines politiques et réformes, et compromettre les acquis en matière de genre. Cette question qui est loin d’être considérée comme prioritaire en ces temps de pandémie, exaspérera la vulnérabilité des femmes notamment des plus précaires. En plus des répercussions économiques dont elles sont victimes, les femmes ont vu leur charge mentale s’alourdir : d’après le Haut-Commissariat au Plan (HCP), elles consacrent aux tâches domestiques sept fois plus de temps que les hommes. La crise sanitaire et le confinement ont aussi accru les tensions au sein des ménages, provoquant une augmentation dramatique de la violence à l’égard des femmes, et ce, malgré la réponse du gouvernement lançant la plateforme Kolona Maak, un numéro vert disponible 24h/24 et 7j/7, et mettant à disposition 63 centres d’accueil.
Comment transformer cette crise inédite en une opportunité de travailler à “établir enfin des équilibres” et de construire ainsi une société plus juste et inclusive envers les femmes ?
La volonté de construire une société plus juste et égalitaire est là, mais encore faut-il qu’un changement systémique suive. À mon sens, les gouvernements doivent être plus innovants dans leur façon d’approcher les questions relatives au genre car la réalisation de l’égalité des sexes nécessite à la fois une approche top-down et bottom-up. Pour être plus clair, si les femmes ne font pas partie de la réponse à cette pandémie, bien qu’elles soient en première ligne, cela pourrait reproduire les normes patriarcales en matière de genre, exacerber les inégalités et perpétuer les pratiques discriminatoires qui, à long terme, pourraient sérieusement menacer et ébranler tous les progrès réalisés jusqu’à présent pour atteindre l’égalité.
Vers quel nouveau modèle de croissance équitable peut-on imaginer s’orienter ?
Lorsqu’on parle de développement, il faut comprendre qu’il ne sera durable que s’il réduit les inégalités. Toute croissance économique doit également être inclusive, hommes et femmes disposant d’un accès équitable aux emplois. Aujourd’hui, chaque fois qu’un homme gagne 1 dollar, une femme ne touche que 77 centimes. Selon la Banque mondiale, ces écarts de revenu représentent un manque à gagner de 160 000 milliards de dollars ! Le contexte actuel nous offre une opportunité unique de changement. Oeuvrons davantage pour réformer notre société à travers des stratégies de développement durable, dans lesquelles l’égalité des genres constitue un pilier. Car une société plus juste est automatiquement démocratique et jouit d’une paix et stabilité durables.
Quelle attention porter à la jeunesse féminine ?
La jeunesse incarne l’espoir et l’avenir. Depuis son ascension au trône, SM le roi Mohammed VI a multiplié les initiatives et projets pour soutenir la jeunesse marocaine, et a appelé à l’élaboration d’une nouvelle politique nationale intégrée de la jeunesse axée sur la formation, l’emploi et l’entrepreneuriat. Avec leur dynamisme et leur volonté, les jeunes sont devenus aujourd’hui des acteurs du changement, et doivent constituer le pilier du nouveau modèle de développement. Seulement, tout développement qui se veut durable, doit être inclusif. Or, malgré le fait que les jeunes filles soient plus performantes à l’école, leur accès au marché du travail et aux postes de responsabilité est freiné par des traditions et mentalités patriarcales. Les jeunes femmes marocaines souffrent de forts taux de chômage et de sous-emploi, particulièrement en milieu urbain. Ces dernières années, leur participation à l’activité économique a également baissé (de 28% de femmes actives en 2005 à seulement 22,2% en 2018), privant le Maroc d’une augmentation de son PIB de près de 35%. Aussi, nous devons impérativement inclure dans toute politique ou décision une dimension de genre, pour pouvoir proposer des politiques innovantes et inclusives. Nous devons également continuer à sensibiliser la société sur l’équité et l’égalité afin de déconstruire progressivement les structures patriarcales et les stéréotypes qui empêchent les femmes de développer tout leur potentiel. Il faut aussi continuer à conseiller, accompagner, encadrer et soutenir les jeunes femmes marocaines à travers des formations ou en les encourageant à entreprendre. Mais il faut surtout les armer de compétences pour qu’elles soient des acteurs épanouis et dynamiques.
Comment renforcer leur leadership, notamment sur la scène politique marocaine, lieu des prises de décision ?
Bien que le Maroc ait réalisé d’importantes avancées ces dernières années en matière d’égalité entre les sexes au niveau institutionnel mais aussi en termes d’éducation et de santé, l’inégalité des genres persiste toujours, notamment en politique. Malgré les efforts consentis, les femmes ne participent que très peu à la vie politique du pays : les femmes élues sont passées de 0,5% en 1998 à 21% en 2015, suite à la réforme du Code électoral, qui a introduit des quotas. Néanmoins, seules 21 femmes ont été élues présidentes d’un conseil municipal. Ces disparités persistent, en grande partie, du fait de leur faible participation à l’activité économique (22,2% de femmes contre 70,9% d’hommes), mais aussi au poids de la tradition. La parité politique ne doit pas être comprise comme une fin en soi, mais plutôt comme un moyen de contribuer à l’égalité effective entre les hommes et les femmes dans tous les domaines. Il faut continuer à soutenir les femmes qui exercent ou souhaitent exercer un mandat politique, organiser des programmes d’éducation civique et mener activement des campagnes de sensibilisation. Mais plus encore, il faut renforcer le nombre d’élues pour qu’elles puissent réellement avoir une influence dans les processus décisionnels.
On entend parfois que l’avenir du Maroc se joue aujourd’hui. Qu’est-ce que cela signifie pour vous ?
La gestion de la Covid-19 au Maroc a révélé les capacités du pays à enclencher un changement rapide et innovant face à certaines problématiques. Il est important de garder cet état d’esprit et de continuer à transformer les crises en opportunités. Au Maroc, nous avons beaucoup d’ambition pour développer notre pays : cela dépend, en partie, de notre jeunesse qui constitue les deux tiers de notre population. Elle doit être un levier dans toutes les politiques publiques. Aussi devons- nous continuer à investir dans le secteur éducatif et dans des formations de qualité. Nous devons également rester vigilants sur l’intégration des femmes dans le marché du travail. Je le répète mais ce n’est qu’à travers l’autonomisation économique des femmes que nous pourrons aspirer à un développement durable de notre pays.