Quelques mots pour vous présenter ?
Meryem Benm’Barek-Aloïsi : J’ai 30ans, je suis née à Rabat, je vis à Paris et j’aifait des études de réalisation à l’InstitutNational Supérieur des Arts du Spectaclede Bruxelles. J’ai eu l’occasion d’y réaliserquelques films, dont “NOR” et “L’Aftershave”,qui mettent tous deux en scènel’acteur Slimane Dazi. “Jennah” est le dernierfilm que j’ai fait dans le cadre de monprojet de fin d’études
Comment vous est venue l’idée duscénario de “Jennah”. Quel est le pitch ?
L’idée est née de certaines interrogationsqui s’imposent naturellement à la gent féminine.Comment se construit-on en tantque femme dans divers schémas familiaux ?Ici, Jennah, jeune fille de 13 ans, est enpleine mutation. Elle est à ce moment charnièrede l’adolescence, celui où on basculede l’enfance à l’âge adulte. Elle construit sa propre féminité à travers l’image quelui renvoie sa mère, ses rencontres amoureuses,le groupe, et surtout, elle doit composeravec une figure paternelle absente.C’est un personnage qui est dans l’observationdu monde comme on l’est souventà cet âge-là. C’est une phase d’analyse quise fait dans la violence puisqu’il faut comprendrele monde adulte et s’y faire uneplace. En quelque sorte, c’est l’âge où l’onprend conscience de la complexité de ceque signifie affronter le monde.
Pourquoi ce choix de sujet ?
Je crois qu’on choisit toujours de raconterles histoires qui nous ressemblent. Ce sujetsoulève des questions qui m’interpellent.Je me demande souvent quels effets peutproduire un événement sur l’existence.Qu’est-ce qui, dans une vie, fait que l’onest façonné d’une manière ou d’une autre? Dans le cas du personnage de Jennah,c’est la relation qu’elle développe avec les hommes, alors qu’elle a très tôt été privéede la figure paternelle, qui m’intéresse. Jen’ai pas la prétention de généraliser cettepensée, puisque chaque histoire de vie estdifférente, mais ayant moi-même grandidans un schéma quasi similaire, j’ai vouluexplorer ces aspects du quotidien d’uneadolescente. Je prends le cinéma aussicomme une gigantesque machine à parcourirles différents mondes intérieurs etles diverses personnalités construites parla multitude des vécus possibles.
Quels sont les thèmes que vous aimez aborder ?
Je n’ai aucune limite quant à mes choix dethème dans l’écriture et la conception d’unfilm. Ce qui fait, je crois, la patte d’un artiste,c’est plutôt la manière dont il s’approprieune thématique. Si, par exemple, onaborde un sujet aussi universel que l’amour,on peut observer qu’entre Roméo et Juliette,Bonnie and Clyde ou encore Harry et Sally, l’histoire se répète mais toujoursavec un point de vue, une interprétation dumonde et une sensibilité unique et propreà chaque auteur. Mais il est vrai que je suisen général assez portée sur des formes oudes sujets qui font appel aux sens. J’aimeles films sensibles et sensitifs. Je n’ai pasde thématique “fétiche”, tout dépend desquestionnements et des émotions danslesquels je me trouve à un moment précis dema vie. Le tout est d’en faire une fiction etde les raconter avec un recul nécessaire quipermet d’universaliser le propos, même s’ils’agit toujours de sa propre interprétationd’une réalité donnée.
Vous êtes sélectionnée aux Oscars en2015, une bonne nouvelle pour le cinémamarocain. Comment le vivez-vous ?
Je suis surtout très heureuse d’avoir gagnéle grand prix à Rhode Island, qui m’apermis d’accéder à cette prestigieusesélection. Le reste est en fait beaucoupmoins concret pour moi. Bien sûr, c’estune chance et un honneur immense, maisje le vois surtout comme une opportunitéqui me pousse à continuer à rêver et àtravailler. C’est pour moi les deux ingrédientsnécessaires à la fabrication d’uneoeuvre quelle qu’elle soit. Mais c’est naturellementtrès réconfortant et rassurantquant aux choix que j’ai pu faire dans ma vieprofessionnelle. Cela fait du bien de se dire “je ne me suis pas trompée, je peux continuer àavancer”. Vivre de sa passion implique dessacrifices parfois difficiles, mais la plusgrande difficulté est de ne pas laisser ledoute s’installer, même dans les situationsd’extrême fatigue. Donc, il est vrai qu’unenouvelle comme celle-ci donne le courageet le soutien moral nécessaire pour continuerà aller de l’avant avec foi.
Quels sont les cinéastes qui vous inspirent ?
Je suis portée par beaucoup d’artistes engénéral. Mais ceux qui me fascinent le plusdéfendent un cinéma sensitif et organique.Pour moi, le maître en la matière reste JohnCassavetes. Mais je suis tout aussi subjuguéepar l’écriture scénaristique d’AsgharFarhadi, par les découpages proches de ladentelle d’Hitchcock, l’insolence de XavierDolan ou la véracité du réalisme des filmsd’Andréa Arnold. Après, je ne vous cachepas que je suis davantage inspirée par lavraie vie plus que par le cinéma. Je croisque dans les métiers d’arts, il faut s’autoriserà se mettre en danger, c’est-à-direaffronter le monde et les gens et faire faceaux risques que ça implique. Le rêve estessentiel à la création mais les rencontresaussi, car l’autre a le pouvoir de nous faireaimer, souffrir, découvrir, douter ; vivre, ensomme ! Cette curiosité-là est à mon sensla plus importante lorsqu’on veut faire une oeuvre. C’est elle qui permet de se plongerdans une vraie énergie créative.
Quels sont vos projets de films pourl’avenir ?
Je travaille au développement de mon premierlong-métrage, un film que je co-écris avec l’auteurAbdel Hafed Benotman (qui a co-écritnotamment “Sur la planche”, de Leila Kilani,N.D.L.R.). Il s’agit d’un road-movie réunissantun couple surprenant qui prend la route de Parispour s’arrêter à Tanger. Je suis très excitéeà l’idée de tourner pour la première fois auMaroc. Je suis fascinée par les lumières et lespersonnages qu’offre ce pays. Mais mon souciprincipal en termes d’écriture et de découpageest de fuir tout risque d’exotisation du propos,des décors ou des personnages. Je ne connaisencore que très mal le cinéma marocain,mais je peux dire que ma génération, celleà laquelle je m’identifie, est vraiment dansl’urgence de trouver sa propre identité artistiqueet de développer un point de vue qui luiest propre. Elle coupe violemment avec lesconcepts déjà tout faits. Notre générationfuit l’orientalisme et cela, sans tomber dansune construction filmique mainstream. Ellesait qu’il n’y a pas d’oeuvre sans point de vuepersonnel. Je suis très confiante quant aufutur à ce niveau-là. On voit déjà beaucoupd’artistes qui s’imposent ces exigences,comme Hassan Hajjaj, Leila Kilani ou FayçalBoulifa, pour ne citer qu’eux. â—†