Quand chacun choisit son camp
“Tandis que lui s’astreint de façon rigoureuse à faire ses cinq prières par jour en respectant strictement les horaires, pour ma part, je suis beaucoup moins assidue. Il m’arrive de ne pas jeuner durant une longue période après mon cycle menstruel ou de reprendre en pointillés”, avoue Asma. Si son conjoint a cherché à la convaincre du bien-fondé du respect des dogmes, cette dernière avoue ne pas en avoir tenu compte pour autant : “Je l’ai vite remis à sa place en lui disant de ne pas s’immiscer dans ma relation au divin, et que chacun plaçait le curseur où il le sentait.” Depuis, le sujet polémique a été enterré sous le tapis. Même son de cloche du côté de chez Boutaina, qui a rencontré son mari à la fac, à l’époque de toutes les transgressions, et a, depuis, revu sa copie : “La pratique religieuse me fait du bien et m’apporte méditation et profondeur. Par contre, lui ne me suit pas du tout sur ce terrain. Lorsque je suis partie faire mon pèlerinage à la Mecque, il a préféré mettre les voiles pour l’Espagne, chez sa sœur”. Pourtant, au quotidien, ils ont trouvé un terrain d’entente : “On vit le plus normalement du monde et surtout sans reprocher à l’autre sa façon de vivre sa foi. Il peut même boire en ma présence sans que cela ne me pose problème. Je n’ai pas envie d’ériger de barrière entre nous”. Tolérance, vous avez dit tolérance ?
Les femmes encore pénalisées
La majeure partie des couples se forme sur une base d’amour et d’entente réciproque, en partageant un socle commun de valeurs. Souvent, les croyances sont les mêmes mais avec quelques bémols dans l’exercice cultuel qui ne se révèlent parfois qu’en cours de route. “Lui est très à cheval sur les rites, moi, beaucoup moins. Cela lui donne un petit côté donneur de leçons insupportable, comme s’il était parfait et moi incomplète. En tout cas, je le ressens ainsi”, indique une Nadia remontée. Regardée de travers par son cher et tendre lorsqu’elle a rompu le jeûne sur un vol long courrier, clouée au pilori parce qu’elle rechigne à retirer la zakate (aumône obligatoire) du panier des dépenses du ménage, déjà alourdi par les traites du crédit, les motifs de s’accrocher ne manquent pas quand on ne partage pas la même vision pointilleuse du sacré. Agacement, culpabilité latente guettent alors le “pécheur” non repenti… Car ne l’oublions pas, notre société conservatrice a plus tendance à porter aux nues celui qui affiche des signes extérieurs de piété que l’inverse. Et au sein du couple, le regard critique des autres achève d’envenimer la situation. Notamment quand c’est la femme qui se joue des codes et l’affiche publiquement. Confirmé par Asma qui appréhende les remarques venimeuses de sa belle-mère lorsqu’elle ne va pas à la mosquée s’adonner aux tarawi : “Même si mon mari n’y trouve rien à redire, la dame ne se prive pas de me rappeler que son fils est un fervent dévot, lui !” Une discrimination de plus à l’endroit des femmes ? Nadia, pour sa part, en est sûre : “L’homme non pratiquant est beaucoup mieux toléré par sa compagne et la société que l’inverse. On ferme les yeux sur ses supposés manquements ou errements.”
Ramadan, le grand tabou
“Je pense que si j’avais rencontré Moundir pendant le mois de Ramadan, il ne m’aurait jamais épousée !”, rapporte Aziza dans un grand éclat de rire. Une réflexion qui rappelle que le jeûne du Ramadan, davantage que la prière, est un acte avant tout social que tout le monde est censé jouer collectivement en s’affamant en symbiose avec son prochain. Et gare à celui qui enfreint la règle de discrétion forcée lorsqu’il entend assouvir ses pulsions. D’où la problématique qui débarque à chaque mois saint, des oiseaux qui se cachent pour se nourrir… Un modus operandi appliqué à la lettre par notre dé-jeûneuse convaincue qui ne veut choquer ni sa belle-famille, ni son chéri : “Il a fini par admettre mes positions mais refuse catégoriquement de discuter avec moi de mes raisons ou du sous-bassement philosophique de ma décision. Je suis juste priée de ne pas étaler ce qu’il nomme mes turpitudes devant les enfants et de disparaître lors de ma pause café.” Dans le home sweet home de Boutaina, par contre, tout le monde sait que le papa ne jeûne pas et l’affaire ne gêne pas grand monde : “Évidemment, je ne pousse pas le bouchon jusqu’à lui préparer ses repas et il se débrouille tout seul dans la cuisine. Par contre, chacun de nous estime qu’il n’a pas de devoir d’ingérence dans les convictions de l’autre.”
Une cohabitation parfois anecdotique
Côté pratiquants rigoristes, certains ont leur petite feuille de route perso à laquelle ils ne dérogent en aucun cas. Et vivre avec quelqu’un de très orthodoxe (quand on ne l’est pas soi-même) expose à certaines situations ubuesques. Asma témoigne : “Je me souviendrai longtemps de notre semaine à Paris. Monsieur est devenu végétarien pour ne pas consommer de viande non halal. Du coup, prise de pitié, le dernier jour, j’ai embarqué la tribu dans un quartier à majorité musulmane pour qu’il puisse se régaler, enfin !” Nadia, dont le sommeil est très perturbé, indique subir durement le contrecoup du lever de son mari pour la prière du fajr : “Je suis incapable de me rendormir après et je traîne un déficit de sommeil permanent.” Boutaina la cool s’essaie quant à elle à l’auto-dérision : “Je ne suis pas toujours prête à faire des câlins quand j’appréhende la douche dans la foulée par un froid polaire. Or c’est la condition sine qua none pour pouvoir prier !”
En guise de conclusion : les couples spirituellement dissonants existent mais s’emploient à fonctionner dans le respect mutuel des croyances et des pratiques. En ménageant peut-être davantage la chèvre et le chou. Une évidence à intégrer : la religion reste un domaine très personnel qui ne tolère aucune posture moralisatrice.