FDM : Ce roman est-il une réaction au débat autour de la burqa ?
Lamia Berrada-Berca : Vous faites bien de poser la question, et il est important pour moi de remettre en perspective les choses pour ceux qui croient que je me suis saisie de ce fait par opportunisme. J’ai écrit ce texte bien avant que le débat sur la place de l’islam en France n’ait lieu. Le roman avait déjà été publié au moment où ces questions ont pris de l’ampleur dans le débat public. De plus, ce récit ne stigmatise en aucun cas le voile. Il ne concerne d’ailleurs pas le voile mais la burqa, ce qui est très différent ; et à vrai dire, le mot n’est même pas cité dans le livre car il s’agissait pour moi d’évoquer, à travers cette métaphore, les femmes qui vivent le port du voile intégral comme un enfermement
psychologique, symbolique et moral. Il existe de nombreuses Aminata (l’héroïne du roman, ndlr) qui ne peuvent pas s’exprimer librement et se voient ainsi imposer des choix, avec ou sans burqa. C’est de ces femmes que j’avais envie de parler.
Qu’est-ce qui vous a poussée à aborder ce thème ?
Je vis au Maroc depuis cinq ans tout en retournant très fréquemment en France où j’habitais jusque-là. Sans ce va-et-vient, je crois que ce texte ne serait effectivement pas né. J’avais également, en tant que professeur, été sensibilisée à cette question en France depuis la loi de l’interdiction du voile à l’école en 2003. Et je suis par ailleurs une femme : une raison à elle seule suffisante, peut-être… Mon personnage est une femme immigrée en qui naît le désir soudain et violent de s’affranchir du poids de certaines traditions. Une histoire à valeur universelle, selon moi, et qui explique pourquoi je n’ai pas voulu réduire le propos à un pays en particulier. L’intérêt était de décrire des femmes vivant dans des sociétés communautaires où le poids des traditions et des coutumes détermine puissamment l’individu. Il peut s’agir de femmes vivant au Maroc comme au Soudan, au Sénégal… En rajoutant une
syllabe seulement au prénom, j’ai fait basculer l’origine du personnage du Maghreb vers les pays subsahariens. Je voulais universaliser le propos et ne pas le rendre réducteur d’une réalité liée à un pays défini.
“LE CORPS ET L’ESPRIT SONT INDISSOCIABLES, POUR MOI, DE CE CHEMINEMENT INTÉRIEUR VERS LA LIBERTÉ .”
Aminata a-t-elle été inspirée d’une personne de votre entourage ?
Aminata, “la jeune femme”, comme je la nomme presque exclusivement dans le récit, est une pure création de fiction ; mais elle cristallise en fait en elle l’image de nombreuses femmes que j’ai rencontrées. Je voulais témoigner de la profonde solitude qui entoure certaines, et rendre hommage à leur intelligence formidable. Cette intelligence sensible qui permet de comprendre et d’apprendre intuitivement de la vie et des êtres même lorsqu’on ne possède pas le savoir. Le point de départ du livre évoque le désir violent et irrationnel d’une jeune femme pour quelque chose qui peut paraître complètement futile et dérisoire : une robe. Un symbole dont j’ai usé pour montrer à quel point le désir est vecteur de transformation et de changement de nos vies et de nos personnalités. Cette femme est mue par un désir profond qui sert de catalyseur et amorce ensuite tout le mécanisme de la transformation intellectuelle qui s’opère ensuite en elle. Le corps et l’esprit sont indissociables, pour moi, de ce cheminement intérieur vers sa liberté. Un corps dont elle apprend à écouter le langage et qui lui permet d’approcher sa propre féminité. Un corps muet et invisible qui prend sa place au milieu des autres, très simplement, en dépassant les préjugés de diabolisation que renvoie l’image archaïque ancrée dans l’inconscient collectif d’une femme naturellement tentatrice, séductrice et perverse…
Quels sont les messages les plus forts que vous souhaitiez délivrer ?
Je suis partie d’une histoire très simple, celle d’une femme qui trouve en elle la force et la capacité d’exister au regard des autres et de se projeter en dehors de sa personne. Le problème d’Aminata est qu’elle n’a aucune image d’elle-même. C’est donc le récit d’une révélation très lente. Le vêtement, qu’il soit une burqa ou une robe rouge, n’a servi que de support pour montrer comment s’opère cette métamorphose d’une peau dans une autre. Le livre de Kant est un autre message essentiel, rappelant l’importance du savoir et de l’instruction pour forger des consciences critiques sachant appréhender leur rapport au monde. J’ai voulu aussi évoquer un troisième aspect, lié à la vie intime, en montrant que l’indifférence est une autre forme de violence : ce déni de l’autre, cette espèce de guerre silencieuse propre à certains couples dans les sociétés communautaires, qui fonctionnent sur une mécanique purement utilitaire des tâches et des fonctions. Dans une relation amoureuse, le respect de la femme, traitée comme son égale en tant qu’individu, doit prévaloir autant que le respect que la société lui voue en tant que mère.
Peut-on qualifier votre roman d’engagé ?
Je pars du principe qu’on est tous engagés. J’ai peut-être un peu de mal avec le terme, mais pas avec la notion. Je pense d’ailleurs que ce qui manque aujourd’hui est cet engagement minimal de l’homme (au sens générique) en tant que citoyen dans la société dans laquelle il vit. Après, je dois avouer que je ne me retrouve pas dans ce féminisme d’arrière-garde, un peu agressif tel qu’on l’a pensé il y a quarante ans. En revanche, je me sens pleinement féministe au sens d’une égalité sereine et harmonieuse, et surtout clairement assumée, des femmes et des hommes entre eux. C’est pour cette raison que je considère qu’avant même d’être féministe, il s’agit d’être tout simplement humaniste. C’est une évidence de dire que les femmes constituent 50 % de la planète et pourtant, combien de sociétés oublient de voir en elles des individus qui devraient être libres et égaux en droits ? J’ai la chance d’être l’une des marraines du site internet “Terriennes” de TV5 Monde, qui constitue une plate-forme d’échanges, de débat, de réflexion sur la condition des femmes dans le monde. Ce sujet est loin d’être dépassé, aujourd’hui plus que jamais.
“Oser” est un mot qui revient tout au long du livre. A l’heure du printemps arabe, pensez-vous que les femmes ont assez osé ?
Effectivement, sans audace, les changements n’ont pas lieu… Je crois que le printemps arabe a indiscutablement fait réfléchir les Marocains, hommes et femmes. Un débat s’est mis en place à travers la dynamique impulsée par le Mouvement du 20 février. Les espaces de liberté d’expression se sont également généralisés. La jeunesse s’est mobilisée et s’est sentie, peut être pour la première fois, réellement concernée par des choix politiques. Toutes ces petites étapes sont fondamentales. Mais l’important à mes yeux est de pouvoir maintenant en tirer profit pour continuer à garder cette dynamique vivace dans l’esprit de la société, car il n’y a pour le moment pas de transformation sur le fond. On a le sentiment que la société marocaine éprouve le grand besoin de se sentir rassurée par un confort et par un équilibre qu’elle semble effrayée de devoir bousculer.