Elle a émigré avec mon père, Mohamed Taïa, à El Jadida, puis à Rabat et Salé, dans les années 60. Elle a donné naissance à onze enfants. Avec mon père, elle a fondé une famille et mené plusieurs batailles. Face aux injustices et aux humiliations constantes, cette femme pauvre, analphabète, ne se comportait jamais comme on l’attendait d’elle. Têtue, obstinée et intraitable, elle allait à la guerre, à l’affrontement, avec comme seule arme sa capacité de crier.
Ne jamais céder. Ne pas laisser les autres la diminuer, entraver son projet (construire une maison à Hay Salam), détruire ses rêves pour sa famille, nous, ses enfants. Elle élaborait des stratégies et n’abandonnait jamais, quoi qu’il arrive. Elle se disputait aussi, souvent, avec les voisins, les parents, les amis. Elle avait vis-à-vis du monde une grande méfiance. Elle nous disait toujours de ne jamais faire complètement confiance aux autres. Jusqu’au bout, elle est restée fidèle à ses ambitions. Elle l’a payé cher par moments, mais cela ne l’a jamais fait dévier de sa trajectoire.
La vie est une guerre interminable et il faut être chaque jour le soldat de sa propre cause. Face à la violence des autres, il faut être non pas violent comme eux, mais plus intelligent. Je n’étais pas son enfant préféré, mais j’ai eu la chance de vivre 25 ans avec elle, à côté d’elle. Je l’ai observée, admirée, aimée, imitée. Même quand elle nous énervait par sa “dictature”, je trouvais toujours que c’était elle qui avait raison. Ma mère était une femme marocaine simple et très intelligente. Populaire et spirituelle. Un peu sorcière aussi. Elle aimait manger. Elle aimait les saints.
Et, chaque matin, elle parlait au ciel avec inspiration. Plus que Marcel Proust, Simone de Beauvoir ou Youssef Chahine, c’est cette femme qui influence tout dans ma vie et mon écriture. Je suis un homme homosexuel et, au fond, je ne fais que continuer à réaliser le projet de ma mère. Elle est morte en 2010. Elle est toujours vivante. Bien sûr.”