Ces femmes qui vivent dans des grottes…

A Imouzzer Kandar, le Code de la Famille, on ne connaît pas. Les droits de la femme, on ne connaît pas non plus. Ici, dans cette ville réputée pour ses charmes, des femmes vendent les leurs... pour survivre et nourrir leurs enfants. Acculées par la misère, c'est dans des grottes que certaines trouvent refuge pour "vivre".

Excusez-moi de vous faire entrer ici ! Excusez-moi vraiment…”.
C’est ainsi que nous reçoit chez elle, dans sa grotte, Fatima, 45 ans, terriblement gênée. Oui, c’est bien
d’une grotte qu’il s’agit, aussi incroyable que cela puisse paraître… Au détour d’une ruelle, au fond d’une impasse où se succèdent d’étroites maisonnettes, il y a un trou dans la paroi rocheuse ; c’est là que vivent Fatima et ses enfants. Il y fait très sombre et très froid. A même le sol, une paillasse fait office de lit, contre “le mur” une armoire délabrée et une gazinière.
L’endroit est éclairé par la flamme d’une petite butane. Un intérieur minimaliste, dans un état de dépouillement total. On ne peut être que révoltée en découvrant l’endroit. Fatima aimerait nous inviter à nous asseoir, nous proposer un thé et des gâteaux comme le veut la légendaire hospitalité marocaine mais elle n’a rien… rien à offrir, pas même une chaise pour s’asseoir, pas même un verre d’eau car, ici, l’eau et l’électricité sont un luxe. L’histoire de Fatima est des plus ordinaires dans la région…
Un mari décédé, une femme au foyer qui ne parvient plus à payer son loyer, une mère et ses enfants expulsés de leur logement. Cet abri, c’est à la générosité de sa belle-famille qu’elle le doit car c’est à elle que la grotte appartient. Comment vit Fatima ? Du salaire journalier que lui rapporte la récolte des pommes, des cerises, des petits pois ou autres fruits et légumes de saison. Ce salaire, dans le meilleur des cas, peut s’élever à 50 DH, voire 100 DH quelques rares fois. Mais en ce mois de février, les temps sont très durs car en pleine saison hivernale, la neige et le froid ne sont pas propices aux récoltes. Trois mois de disette pendant lesquels il faut pourtant bien se nourrir… et surtout se chauffer. “Ici, l’or c’est le bois” annonce Zahira, responsable du centre de rapprochement familial de SOS Villages d’Enfants installé
dans la région. D’ailleurs, poursuit-elle, “ces gens préfèrent ne pas manger plutôt que d’avoir froid”. Fatima, en manipulant avec précaution un bout de bois enveloppé dans un linge, confie :“Regarde, j’ai pu acheter une bûche au marché noir.”

Elle ajoute, en couvant du regard son lingot de bois :“Il est de bonne qualité et bien sec.”
Quand l’associatif se substitue à l’Etat
Seul soutien aux mères célibataires d’Imouzzer Kandar, l’association SOS Villages d’enfants qui tente de les aider dans leur combat pour survivre. Au centre de rapprochement familial, leurs enfants sont sûrs de pouvoir manger à leur faim chaque jour. Ils y trouvent aussi un refuge quand ils sont désoeuvrés,

“LES FEMMES NE SE SÉPARENT JAMAIS DE LEURS ENFANTS, PEU IMPORTENT LES CIRCONSTANCES DANS LESQUELLES ILS ONT VU LE JOUR.”

un substitut d’école quand ils ont besoin d’un soutien scolaire, un endroit où jouer, où lire, un endroit où on les respecte et où ils se sentent bien. Mais le centre fait aussi office de dispensaire, littéralement
pris d’assaut par la population de la région. Et pour cause, les médicaments de base et le lait infantile y
sont distribués gratuitement. Sans compter qu’une infirmière et un médecin généraliste y donnent des consultations plusieurs fois par semaine à titre gracieux. “Nous traitons de nombreux cas d’anémie et de malnutrition chez les enfants”, explique Malika, l’infirmière. Le planning familial fait également partie
des services disponibles au centre, et c’est dans ce cadre que pilules et préservatifs sont distribués. “Les couples de la région sont-ils si soucieux de limiter les naissances ? Quant aux mères célibataires, que
peuvent-elles faire de moyens de contraception ?” L’infirmière qui officie dans ce dispensaire estime à 50 % le nombre de mères-célibataires à avoir recours à la contraception… Mais là où le bât blesse, c’est que bon nombre d’entre elles a recours à la contraception dans le cadre de la prostitution. En effet, ici, le  commerce du sexe bat son plein.

30 DH, le prix à payer pour le plaisir…
“Quand j’étais adolescent, nous passions tous nos étés à Imouzzer” se souvient Mehdi avec nostalgie. “C’est là-bas que j’ai vécu ma première expérience sexuelle. Ça m’a coûté 10 DH à l’époque. Je me trouvais devant une épicerie, une fille m’a interpellé, je lui ai offert une limonade et très vite elle m’a proposé de s’occuper de moi. Bien sûr, je n’ai pas refusé même si j’étais tétanisé.” C’est un fait, au Maroc, Imouzzer Kandar est réputée pour ses femmes qui se prostituent. Ici, les passes ne coûtent pas cher… 30 DH, c’est le prix à payer pour le plaisir. C’est du moins le tarif pratiqué par F. C’est le visage baigné de larmes,au comble du désespoir, que cette mèrecélibataire nous confie son quotidien. Victime d’un viol, ou plutôt d’une tournante, elle s’est retrouvée enceinte. Agé aujourd’hui de 11 ans, son petit garçon vit toujours avec elle. F. a également adopté son neveu dont le père est en prison ; et elle a la charge de sa

vieille mère paraplégique. Le matin, lorsque le temps est clément, elle la porte dans ses bras pour l’asseoir sur une marche devant la maison, ou plutôt dans la minuscule pièce qui leur sert à tous les quatre de maison. Zahira constate que dans cette région, “les femmes ne se séparent jamais de leurs enfants, peu importent les circonstances dans lesquelles ils ont vu le jour. Certaines vont même jusqu’à adopter des orphelins qu’elles élèvent comme leurs propres enfants” “Je ne vais pas te mentir, je me prostitue, confie F. . Je n’ai pas d’autre solution. Quand le temps des récoltes arrive, je gagne honnêtement ma vie, mais en hiver, comment faire pour nourrir ma famille ?”. Elle a essayé de
trouver un travail en Espagne en tant qu’ouvrière agricole saisonnière, mais sa candidature a été refusée. Car pour partir, il faut pouvoir prouver qu’on est mariée ou divorcée, ce qui n’est pas son cas. F. a peur de perdre sa maison, cette petite pièce que lui loue sa tante, mais pour combien de temps encore ? Elle aimerait bien partir ailleurs, dans une grande ville, mais la vie y est tellement chère ! Et comment ferait-elle avec ces trois bouches à nourrir ?

Le Code de la Famille ? Jamais entendu parler ! La situation socio-économique de la région est à ce point catastrophique que la prostitution ne cesse de se développer. Mouna aussi en a fait l’expérience. Il y a
quelques années, elle était mariée et mère d’une petite fille. Puis son couple a volé en éclats et, à l’instar des autres mèrescélibataires de la ville, elle a touché le fond. Délogée, elle a trouvé refuge dans une grotte souterraine prêtée par une voisine. Pour y accéder, il faut descendre une pente escarpée. A gauche de l’entrée de la grotte, un trou dans le sol, recouvert de quelques pierres plates… Ce sont les  commodités. Mouna a bien tenté de résister en gagnant sa vie dignement mais la misère l’a très vite rattrapée et la prostitution est devenue sa seule porte de secours. Chance ou malchance, de l’une de ses
unions furtives est né un petit garçon auquel Mouna se raccroche de toutes ses forces. A la naissance de son fils, elle se l’est juré : plus jamais elle ne vendrait son corps. Quant à sa fille, celle-ci a préféré fuir la

grotte et la misère. A peine âgée de 16 ans, elle a épousé un homme déjà marié. “Et ton homme, que fait-il ? Est-ce qu’il t’aide ?”, demande- t-on à Mouna, désireuse d’en savoir plus sur sa manière de vivre. “Un homme ? Mais de quel homme parles-tu ?” nous répond- elle, d’un air incrédule, stupéfaite par cette question. “Je n’ai qu’un homme dans ma vie, c’est mon fils !”, précise-t-elle. “Et le Code de la Famille, en as-tu déjà entendu parler ?”, la questionne-t-on. “Le quoi ?” répond-elle, l’air de ne vraiment pas  comprendre. “Le Code de la Famille dans lequel on parle des droits des femmes. Les droits des femmes, tu les connais un peu ?”. “Non, je n’en ai jamais entendu parler et personne n’est jamais venu ici pour discuter de ça avec moi”, conclut-elle. Quand la religion dit oui et que la loi dit non ! Pour Béatrice eloubab, directrice nationale de l’association, “les Berbères ont une mentalité bien à part. Force est de constater
que les femmes ne sont pas rejetées par leurs familles quand elles tombent enceintes en-dehors des liens du mariage, contrairement à ce qui se passe dans les grandes villes du Royaume”. Une chance pour les jeunes filles de la région dont un grand nombre tombe enceinte à l’âge de 13 ou 14 ans. Comme
nous l’explique Zahira, “les couples se forment ici très tôt et très vite”. Les jeunes gens entretiennent des rapports sexuels sans se protéger et dans bon nombre de cas, ces unions aboutissent à une grossesse.

Deux cas de figures sont alors possibles : soit l’homme n’assume pas ses responsabilités et laisse la jeune mère se débrouiller seule, soit il décide au contraire de l’épouser. Cette deuxième option ne s’avère pourtant pas simple. En effet, encore faut-il que le couple ait suffisamment d’argent pour se rendre à la ville la plus proche et entreprendre les formalités liées au mariage, ce qui n’est pas le cas de tous. Une fois arrivés devant l’adel, les tourtereaux se retrouvent confrontés à un autre problème… Ils n’ont pas le droit de se marier lorsque la jeune fille a moins de 18 ans… Nouveau Code de la Famille oblige. C’est donc en récitant la Fatiha que le couple s’unit religieusement mais non aux yeux de la loi. Bien souvent malheureusement, les conjoints en viennent à se séparer, ceuxci s’étant mariés trop jeunes et étant devenus parents trop tôt. Vient alors la question épineuse du divorce. Facile à dire mais pas facile à faire, surtout quand le mariage n’a pas fait l’objet d’un acte officiel. Alors, comment faire appliquer ses droits et réclamer une pension alimentaire quand la loi ne reconnaît pas son mariage ? Des enfants sans identité
C’est le piège dans lequel tombent la majorité des jeunes mères esseulées comme Yamna, divorcée et mère de deux enfants. La jeune femme ne peut compter que sur elle-même pour nourrir ses enfants car
son mari n’est pas tenu de lui verser une pension alimentaire. Il s’est d’ailleurs remarié et a fondé une autre famille qui vit à l’abri du besoin grâce à ses revenus de menuisier. Quant à sa première famille,
il la croise régulièrement en rendant visite à son frère qui l’héberge dans une petite pièce au rez-de-chaussée de sa maison. Pour payer ses factures, Yamna fait de temps en temps le ménage chez
une famille de Sefrou.
Les enfants issus de ces brèves unions subissent également les répercussions de ces dysfonctionnements juridiques, car la plupart d’entre eux n’ont pas d’état civil et n’existent donc pas aux yeux de la loi. Que leurs parents soient mariés religieusement ou pas ne change rien à leur situation, car il est impossible pour un père de reconnaître un enfant né en-dehors des liens du mariage. Quant aux mamans, il leur est répondu qu’elles ne peuvent transmettre à leurs enfants leur nom de jeune fille… La loi l’interdit, leur
dit-on… On sait donc du nouveau Code de la Famille ce qu’on veut bien en savoir.
La loi applique donc la même procédure que pour les orphelins à qui on attribue un nom choisi au hasard. Un comble, quand le nouveau Code de la Famille stipule qu’une mère célibataire est en droit de donner son nom à son enfant ! Dans le cas de Khadija, ses trois enfants portent donc tous un nom différent du sien et de celui de leur géniteur. Deux d’entre eux sont issus d’un précédent mariage et le troisième est le fruit d’un rapport sexuel avec un client. Quand l’ex-mari de Khadija a appris qu’elle était enceinte après leur divorce et de surcroît en se prostituant, il a décidé de ne plus lui verser de pension alimentaire et de ne pas reconnaître ses propres enfants.
A l’heure où le combat pour les droits des femmes semble stagner quelque peu, à l’heure où la lutte pour l’obtention de la réforme du Code de la Famille est loin derrière nous, des femmes et leurs enfants,
toujours aussi nombreux, luttent chaque jour qui passe pour survivre dans l’ignorance la plus totale de leurs droits les plus élémentaires. Inutile d’aller bien loin pour rencontrer ces personnes : nous les côtoyons chaque jour.

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