Vous êtes connue pour votre engagement et militantisme en faveur des droits des femmes, mais ne pensez-vous pas que ce sont les femmes elles-mêmes qui sont en grande partie responsables du renforcement du système patriarcal ?
Dans une certaine mesure oui elles le sont, puisque du fait de leur part de responsabilité dans l’éducation des enfants, elles transmettent sur un mode “passif” et de façon spontanée, cette culture de la tradition patriarcale intergénérationnelle. Cette part de responsabilité est cependant assez relative parce que dans leur grande majorité – et je parle de nos sociétés majoritairement musulmanes- les femmes n’ont souvent pas d’autre choix que celui de subir les normes socio-culturelles considérées comme indépassables car habituellement supposées être d’origine divine. C’est pour cela que l’on remarque chez certaines femmes sincères et de très bonne foi cet acharnement à préserver ce rapport de domination comme preuve de leur piété et de leur droiture morale. C’est là où réside toute la force du système patriarcal qui maintient l’ordre social, sans grand effort de persuasion, tout en culpabilisant les femmes considérées comme le pivot de ce système discriminatoire continuel. Il y a aussi celles qui perçoivent au fond d’elles-mêmes l’injustice de cette domination masculine mais tant que celle-ci reste justifiée par le religieux, elles s’y soumettent et estiment que leur résignation est un acte de ferveur religieuse. Et c’est le plus naturellement du monde qu’elles vont transmettre cette culture de la “résignation” et de la “culpabilité” et renforcer leur subordination au sein de la hiérarchisation sociale.
Le féminisme et l’islam peuvent-il coexister en dépit de siècles de dogme centré sur l’homme ?
C’est justement parce qu’il y a eu cette vision dogmatique discriminatoire séculaire que le féminisme a toute sa place dans l’islam. Si l’on revient à la définition universelle du féminisme qui est celle d’une prise de conscience féminine individuelle puis collective des rapports de domination et de la lutte qui en résulte pour changer ce rapport de force, ce mouvement a historiquement toujours existé dans toutes les civilisations et cultures et ce en dehors d’un contexte géopolitique particulier. Or, la vision prédominante-voire hégémonique- du féminisme “mainstream” est généralement celle d’un courant politique théorisé en Occident – plus particulièrement aux États-Unis et en France vers la fin du 19ème siècle, contre la subordination des femmes par le patriarcat de l’Eglise et du système capitaliste naissant. Cette définition, tout en ayant sa part de vérité, est réductrice de toute l’histoire des autres femmes qui, en dehors de ce contexte, ont, elles aussi participé à ce mouvement féminin dont les principes sont universellement partagés. Que ce soit en Asie, en Afrique, en Amérique latine ou au Moyen Orient, là où il y a discrimination et injustice, il y a eu des femmes qui ont eu la force et le courage de se révolter et de revendiquer leurs droits à la dignité, l’égalité et l’autonomie. Le problème c’est que cette histoire universelle des femmes a été invisibilisé par les hommes mais aussi par un certain féminisme occidentalo-centré qui a considéré son système de pensée comme étant la norme du féminisme universel. Au sein de l’islam naissant, et au moment de la révélation coranique, des femmes sont venues chez le prophète protester du fait que le Coran ne les citait pas assez et que les versets révélés semblaient être exclusivement réservés aux hommes ! N’est ce pas là une revendication féministe dans son sens actuel ? C’est ainsi que fut révélé le verset 35 de la sourate 33 (al-Ahzab) pour répondre à ce genre de revendications des femmes musulmanes du 7ème siècle et dans lequel femmes et hommes furent cités de façon égalitaire ! Les exemples de ce genre d’expressions et de manifestations féminines pour dénoncer les injustices et les discriminations sont nombreuses et consignées dans les compilations historiques de l’exégèse islamique. Mais malheureusement elles ne sont pas interprétées ni enseignés dans ce sens-là, à savoir comme une revendication féminine au cœur de l’islam originel. Donc, c’est de là qu’il faudrait commencer : connaître et revisiter son histoire et sa mémoire culturelle au nom de laquelle on veut discriminer les femmes. En effet, si l’une des finalités les plus importantes du féminisme est de lutter contre les injustices, alors ce principe est au cœur du message spirituel de l’islam et plus que d’une simple coexistence, le féminisme est alors consubstantiel à l’histoire de l’islam et de sa révélation spirituelle.
Pensez-vous que le mouvement féminin, féministe est à l’heure actuelle en manque d’un porte-drapeau fédérateur ?
Je pense que oui. Malgré la légitimité d’une diversité idéologique, somme toute normale entre les différents courants féministes, il serait important à ce moment de notre histoire du Maroc de s’unir sous un drapeau fédérateur afin de mobiliser la société civile et les décideurs politiques. Le collectif d’associations féminines “printemps de l’égalité” avait réussi ce pari à un moment très sensible et difficile politiquement parlant de l’histoire du Maroc dans les années 90. Rien n’empêche aujourd’hui le mouvement féminin de le faire. Ceci dit, il y a des actions qui se font aujourd’hui dans ce sens et qui sont à saluer et à encourager comme celle du collectif de la “Parité maintenant” (Mounassafa daba) qui s’inscrit dans cet esprit fédérateur et qui plaide pour la mise en œuvre de la parité dans tous les domaines. Mais il faudrait sûrement une plus forte et vaste dynamique afin de faire front aux défis actuels nombreux et plus complexes. Les Marocains et Marocaines d’aujourd’hui méritent une mobilisation plus audacieuse et courageuse pour améliorer leur réalité sociale. Je garde l’espoir de ce renouveau du mouvement féminin en faveur d’une éthique de justice et d’égalité.
Vous avez grandement contribué à déconstruire l’interprétation patriarcale et misogyne du Coran. Votre apport se heurte malheureusement à un patriarcat religieux bien ancré. Qu’en dites-vous ?
Le patriarcat religieux ou autre, fait partie, à mon avis, d’un même système hiérarchique universel qui n’est pas prêt de disparaître et je pense même qu’il est inhérent à l’histoire de la civilisation humaine quel que soit l’époque ou le contexte. En observant l’histoire contemporaine on remarquera que malgré toutes les avancées des droits humains et des droits des femmes en particulier, l’idéal égalitaire reste encore non atteint même dans les sociétés dites très progressistes. À chaque crise politique, ce sont toujours les droits des femmes qui en pâtissent en premier et c’est le patriarcat qui, sous une forme ou autre, revient en force. En fait, l’essentiel c’est que l’on puisse arriver à “conscientiser” les femmes mais aussi les hommes à l’injustice sociale produite par cette interprétation patriarcale et à en réduire les rapports de force et de domination qui en résultent. Ma petite contribution fait suite à celle, antérieure de toutes les femmes qui ont commencé depuis les années 80 et 90, – dont Fatima Mernissi, l’Américaine Amina Wadud, la Pakistanaise Asma Barlas, etc. – et à travers laquelle nous avons tenté de déconstruire l’interprétation misogyne des textes de l’islam au nom de notre foi, de notre conviction en la justice divine et en la vision égalitaire du message spirituel de l’islam. Aujourd’hui, c’est vrai que l’on se heurte encore à un patriarcat toujours bien ancré dans les mentalités mais les choses bougent malgré tout et l’on constate une prise de conscience de plus en plus présente et visible. Les résultats et répercussions de cette nouvelle lecture et réinterprétation féminine des textes sont perceptibles dans cette reconfiguration des normes sociojuridiques, chose qui était encore impossible à imaginer il y a 20 ou 30 ans. Les exemples concrets sont là au moins dans leur formulation et expression juridique même si leur mise en application dans la réalité sociale reste ambiguë. Aujourd’hui, dans le domaine du religieux par exemple, les femmes sont Adouls, elles sont mourchidates, elles siègent dans les conseils de oulémas, même si cela reste encore de l’ordre de la symbolique, il est important de le souligner, car cela prouve qu’il y a eu au moins, prise de conscience d’une discrimination qui n’a pas lieu d’être.
Dernièrement, la grande institution d’Al Azhar en Egypte a émis une série d’avis juridiques sur la question des femmes qui sont le produit du travail de cette déconstruction de la lecture patriarcale par des théologiennes et intellectuelles musulmanes. À titre d’exemple, ces avis théologiques officiels réfutent toute violence contre les femmes au nom du religieux, proclament la monogamie comme la norme en islam, donnent aux femmes le droit d’accéder à toutes les fonctions de leadership politique et religieux comme émettre des fatwas, assurer la gouvernance politique ainsi que le droit d’obtenir une partie du patrimoine conjugal en parallèle avec leur droit à l’héritage…Donc, oui le chemin qui reste à faire est encore long et difficile, mais reconnaissons qu’il y a des changements qui restent très prometteurs pour les générations à venir et ce grâce à ce travail de relecture et de réinterprétation des textes sacrés effectuée par de nombreuses femmes musulmanes à travers le monde. N’oublions pas que notre travail est ignoré voire combattu de façon acharnée par les différents courants religieux traditionalistes qui le considèrent comme dangereux pour l’avenir de l’islam selon leurs propos. Or, cela prouve au moins une chose, c’est que cette nouvelle vision en fait, est plutôt dangereuse pour leur pouvoir car elle remet en question leur autorité théologique et leur monopole sur le religieux.
Un débat critique et constructif autour des droits des femmes à l’aune de la religion est-il alors possible à l’heure actuelle ?
Plus que possible, ce débat est en fait nécessaire à l’heure actuelle, car la majorité des lois discriminatoires encore en cours dans notre société sont le produit d’une interprétation juridique (Fiqh) médiévale des textes religieux. C’est le cas, entre autres, de la tutelle juridique sur les enfants encore supposée être l’exclusivité du mari, le mariage des mineures légitimée religieusement, la question des enfants nés hors mariage et toute la thématique des droits et libertés individuelles qui est prise en otage par une lecture juridique archaïque du religieux. La question du religieux et de la nécessité d’un débat critique à ce sujet est au cœur de toute cette thématique des femmes, de la famille et donc de toute la société, d’où sa sensibilité et la peur qu’ont même certains progressistes d’y toucher car cela suppose être de l’ordre du sacré. Or on ne le redira jamais assez ce sont là des questions qui interpellent toute la société, qui ne sont pas le monopole des seuls théologiens ou du domaine du religieux. Ce sont des questions sociales de droit et de justice. Certes, le Texte coranique reste sacré, cependant ni le Fiqh ni les lois qui en découlent ne le sont, ce sont plutôt des constructions sociales humaines et on a le droit- tout le droit- de les remettre en question notamment quand elles sont –comme dans la plupart des lois en cours- en contradiction avec l’esprit de justice, d’équité et de compassion du message coranique.
Depuis que vous avez démarré vos recherches sur l’image de la femme dans le Coran, avez-vous constaté des régressions ou des avancées au sein de la société marocaine ?
On peut dire qu’il y a les deux. Des avancées dans certains domaines et des régressions dans d’autres. Nous sommes là devant l’éternelle image du Maroc comme pays de toutes les contradictions ! Et ce sont essentiellement des contradictions et décalages entre les aspirations de la plupart des Marocains et Marocaines et les normes sociales et juridiques en vigueur. En fait, le Maroc avec son double référentiel religieux et universel –comme le stipule la constitution de 2011- peine à trouvé son chemin et à s’ancrer dans un modèle bien défini. Ce qui explique cette “confusion” psycho-sociale et la perte de repères très perceptible aujourd’hui dans notre société notamment chez les jeunes hommes et femmes. Quel modèle voulons-nous au juste pour le Maroc d’aujourd’hui ? Personnellement, je pense que l’on peut puiser dans les deux référentiels et qu’il n’y pas d’incompatibilité entre les deux à condition qu’il y ait au préalable une véritable réforme de la pensée religieuse. Cela pourra nous aider à y voir plus clair, à sortir de nos contradictions et notamment à changer l’image et les stéréotypes réducteurs sur cette question des femmes et de notre approche du religieux au sein de notre société. Car on ne le redira jamais assez, ce n’est pas la religion en elle-même comme référentiel spirituel et culturel qui pose problème mais ce que des siècles d’instrumentalisation idéologico-politique on fait de ce religieux.
Vos propos sur l’égalité entre femmes et hommes dans l’héritage ont soulevé un tollé dans les milieux traditionnalistes. Cela signifierait-il que rien ne pourrait bousculer les tabous qui empêchent de toucher aux exégèses du Coran concernant l’héritage ?
Cette question doit tôt ou tard être débattue. Elle représente l’un des derniers “sanctuaires” de la domination masculine et qui touche à ce qui a de plus sensible dans la vie des êtres humains à savoir le pouvoir matériel. Cette question se réduit souvent à l’interprétation d’un seul verset, celui de la demi-part de la fille au sein d’une fratrie par rapport au frère qui hérite du double. Or, cette vision reste très simpliste et le débat restera stérile tant que l’on ne changera pas notre approche des textes sacrés en replaçant cette question au sein de l’éthique globale de justice sur laquelle se fonde tous les versets de l’héritage en islam. Or l’une des failles de la lecture traditionaliste, c’est d’abord son omission de la logique des priorités dans l’héritage. En effet, le Coran insiste sur la préséance, voire l’obligation du testament (wasiya) qui doit être mise en application avec l’acquittement des dettes du défunt ou défunte avant la répartition des parts de l’héritage. Puis il y a également l’esprit éthique de justice dans la philosophie de la répartition de l’héritage qui n’a pas été pris en compte par le Fiqh classique qui s’est basé sur la supériorité (afdaliya) masculine et la subordination des femmes qui sont supposées être toujours prises en charge par l’homme, le mari ou le frère. Ceux qui aujourd’hui empêchent tout débat ou réflexion sur ce sujet en évoquant la sacralité des textes refusent de reconnaître que le système successoral tel que admis et appliqué aujourd’hui par le Fiqh est le résultat d’une série d’interprétations, de réinterprétations humaines et donc d’une production de lois juridiques qui sont souvent totalement absentes du Coran et qui ont été établis par les premiers compagnons du prophète, et les juristes fondateurs des écoles juridiques pour répondre aux exigences sociales de leurs contextes respectifs. Telle que la règle du “ta’sîb”, totalement absente au sein du Coran, produit du Fiqh, qui a décrété que les filles d’un père décédé devraient partager leur héritage avec les parents-hommes, même très éloignés- de ce dernier. Pourquoi cet effort de contextualisation ou ijtihad permis lors des premiers temps de l’islam serait aujourd’hui interdit ? L’ijtihad a toujours été l’outil de choix dans la mise en application des versets sur l’héritage mais aussi sur d’autres sujets, car le Coran n’est tout simplement pas un code de lois mais un livre de guidance éthique ; il nous oriente et nous guide vers ce qui doit être juste, équitable et pour le bien commun (ma’rouf) de la société. Et l’essentiel à retenir et à suivre et donc à mettre en œuvre dans la réalité juridique c’est cette éthique de justice dans le droit à l’héritage. Pourquoi certains juristes ont-ils reconnu le droit aux femmes d’hériter une partie du patrimoine conjugal auquel elles ont participé alors que le Coran n’en parle pas ? C’est parce qu’ils ont retenu et compris cette éthique de justice coranique et qu’ils ont fait un ijtihad pour l’appliquer dans la réalité de ces femmes. Ce droit encore appelé “ked wa alsi’aya” stipulé par le Code de la famille marocain n’a jamais été appliqué parce que tout simplement dans ce domaine ce sont les coutumes et les traditions patriarcales (‘urf) qui ont le dernier mot et qui entravent son application au sein de la réalité sociale. Le problème de fond n’est pas dans la sacralité des textes, il n’est pas théologique, il est d’abord juridique et sa clé de voute réside dans l’approche patriarcale de ces textes et dans leur instrumentalisation. Or ce qui doit être sacré ce sont les principes de justice, d’équité et d’égalité qui doivent aujourd’hui nous pousser à mettre en place un système successoral plus juste et plus éthique alors que les femmes participent et contribuent au patrimoine conjugal, à la prise charge des parents, des enfants et à toute l’économie du pays. Ce qui est injuste et non-islamique c’est de continuer à fermer les yeux sur ces discriminations au nom même de l’islam.
De manière générale, comment dépasser la misogynie juridique séculaire et mettre en pratique des pistes plus modernistes en faveur de l’égalité homme-femme ?
Ceci doit se faire par le biais de l’éducation avant tout. Il y a aujourd’hui suffisamment d’arguments théologiques en faveur de l’égalité hommes femmes qui peuvent être mis en pratique dans la réalité sociale et les lois juridiques. Mais il s’agit avant tout d’inculquer cette culture de la justice et de l’égalité dans le système éducatif et notamment dans le cursus du religieux afin de changer les mentalités. La réforme des lois est importante mais elle est insuffisante si elle n’est pas accompagnée de la réforme de la pensée et de l’éducation religieuse qui reste essentielle dans notre société où le religieux est un marqueur identitaire et référentiel incontournable.
Le voile n’est pas une obligation divine mais de plus en plus de Marocaines optent pour cet habit vestimentaire. Quelles lectures en donnez-vous ?
J’ai moi même porté le voile pendant presque 18 ans, par très forte conviction personnelle et animée par le souci de répondre à ce qu’à l’époque – et encore maintenant- je considérais comme une recommandation coranique relevant de l’intériorité et de l’intimité spirituelle. Ce qui m’a dérangé et m’a poussée à revoir le fond de cette recommandation c’est d’abord la fixation et la focalisation de ce discours religieux sur cette norme vestimentaire au détriment de toute autre valeur ou principe religieux. Et puis ensuite l’instrumentalisation du corps des femmes par l’islam politique qui a fait de cette question du voile son étendard et qui a pu diffuser son idéologie à travers cette “visibilité” des femmes voilées comme un retour à l’islamisation des mœurs de la société et donc à un idéal islamique mythifié. Toute cette idéologie de la religiosité des apparences est en fait en contradiction avec l’éthique coranique de la décence et de la pudeur qui relèvent d’abord des actes, du comportement moral et de la relation intime avec le Divin. Cette contradiction entre religiosité des apparences et la quasi absence de l’éthique de la religion dans les relations sociales et l’humain est centrale dans la problématique du religieux tel que vécu aujourd’hui dans notre réalité sociale. Et cette question du voile reflète une partie de cette contradiction entre l’éthique du religieux et l’espace socio-culturel. Malheureusement, ceci explique comment finalement le voile est devenue une norme sociale à laquelle certaines femmes se soumettent afin de “prouver” une certaine vertu morale et d’être en retour respectées uniquement à travers cette tenue vestimentaire dites “islamique”. Or, le choix des femmes doit rester avant tout de l’ordre des convictions personnelles et nul n’a le droit de les contraindre ni à l’obligation religieuse de porter le voile ni à celle supposée moderniste de l’enlever comme preuve de leur véritable libération. C’est cette liberté de choix, qui est pour moi le fondement de toute l’éthique islamique du refus de la contrainte (la ikrah di aldin) qui est importante dans le comportement vertueux de toute personne et qui est à saisir dans notre rapport au religieux.
Force est de constater qu’un certain discours religieux moralisateur obsédé par le corps des femmes est à l’origine du sentiment de culpabilité morale vécu par de très nombreuses femmes qui restent très vulnérables sur le plan spirituel au discours religieux dominant. Loin de moi l’idée de généraliser, ni de juger les femmes voilées d’être des “auto-aliénées”, cette question est bien plus complexe que cela…. Et puis j’ai moi-même subi un certain regard arrogant pendant très longtemps pour me permettre une telle posture. Je suis plutôt dans l’empathie et le respect de toutes les convictions quelles qu’elles soient… Il y aurait, par ailleurs, une véritable critique à faire devant aussi le diktat de l’esthétique, de la tyrannie de la jeunesse éternelle, des sommations à l’impératif de la perfection physique faites aux femmes par une autre idéologie qui ne les valorisent aussi que sur leurs seules apparences corporelles. Or, il s’agit de la même injonction totalitaire, celle où le corps des femmes est toujours ce champ de bataille pour toutes les idéologies qu’elles soient religieuses ou consuméristes. Si la liberté de choix reste fondamentale pour les femmes il y a aussi une profonde réflexion à faire aujourd’hui sur le rapport de ces mêmes femmes à leurs propres corps et à une éthique du “bon sens” devant l’influence néfaste de la dictature des apparences comme celle du discours religieux inquisiteur.
Votre ouvrage “Le Prophète de l’islam et les femmes de sa vie” dresse un portrait du rôle des femmes dans l’islam loin des clichés réducteurs et des préjugés infondés. Quelles leçons peut-on en tirer ?
Ce sont des leçons d’une très grande importance mais qui malheureusement sont quasi absentes de notre système éducatif. Les femmes qui ont accompagné et vécues avec le prophète et ont été éduquées à sa pédagogie prophétique, peuvent être des modèles de femmes inspirantes pour nos jeunes d’aujourd’hui. Elles sont en fait à l’antipode de ce qu’un certain discours traditionaliste islamique veut nous imposer comme modèle de femmes, soumises, effacées, retirées du monde et complètement aliénées à l’autorité masculine. Or, ce qui s’est passé, c’est que le modèle prophétique du mari amoureux, du père aimant ses filles et d’un grand-père d’une infinie tendresse a déstabilisé le modèle traditionaliste patriarcal et a remis en question ses privilèges. Khadija la première épouse du prophète l’a pris en charge matériellement et moralement jusqu’à sa mort. Leur mariage a été une grande histoire d’amour malgré la différence d’âge. L’histoire de Aïcha, est aussi avant-gardiste quant à son caractère rebelle de femme insoumise et d’érudite de la première heure qui, après le décès du prophète, a été parmi les sept grands savants à Médine à émettre des fatwas. Elle a aussi revendiqué son droit politique à remettre en cause la légitimité du Calife Ali de l’époque en menant contre lui une armée lors de la bataille du chameau. L’histoire de son mariage à l’âge de neuf ans avec le prophète est l’une des plus grandes contrevérités historiques recompilées dans des ouvrages officiels afin de cautionner le mariage des petites filles. De très nombreuses études historiques remettent en cause la véracité de ce récit officiel et affirment qu’Aïcha était sûrement jeune lors de son mariage avec le prophète mais elle n’était pas une enfant et selon la majorité des récentes études critiques faites actuellement, elle devait avoir lors de son mariage avec le prophète au minimum 19 ans. Aujourd’hui, certains refusent de débattre de ce sujet uniquement parce que le hadith sur l’âge d’Aïcha est mentionné dans les ouvrages de Hadith de Bukhari et Muslim et qu’il serait, selon cette approche, indiscutable, voire intouchable. Or, ces ouvrages, comme l’ont démontré de nombreux savants traditionalistes ne sont pas exempts d’erreurs, de contradictions, de hadiths douteux ou même de hadiths qui se sont avérés complètement faux. On contraint les musulmans à admettre ces contradictions au nom de la sacralité des sources historiques et on cautionne cette interprétation par la maturité prétendue des fillettes de neuf ans à l’époque, selon l’environnement géographique, la culture, la puberté précoce, tout cela pour légitimer une coutume inadmissible. C’est donc toute une relecture de fond de l’histoire du prophète qu’il faudrait entreprendre pour redécouvrir toutes ces figures féminines de la première heure marginalisées par une lecture misogyne passéiste qui refuse de reconnaître l’apport de ses femmes dans l’histoire de l’islam.
(Interview parue dans le numéro 292, mars 2022 de FDM)