Ahmed Abbou : “Le dernier combat du captain Ni’mat”, de feu Mohamed Leftah, est un très beau livre qui appartient à la littérature marocaine d’expression française. Il a eu un prix et bien sûr, tous les lecteurs mordus de littérature et passionnés par ce genre d’écriture ont le droit de le lire. Ça fait partie d’une littérature vouée à être immortelle et ma foi, il faut que le public marocain le lise avant les autres. Etant donné que le livre n’a été ni autorisé ni censuré, cette situation nous a indignés. Avec des amis qui s’intéressent à la littérature, des critiques et des journalistes, nous avons organisé une petite soirée au cours de laquelle nous avons donné lecture des pages entières de ce livre. Jusqu’à présent, je n’arrive pas à comprendre la raison pour laquelle il n’est pas diffusé, et que l’on justifie cela par le fait qu’il aurait touché à des interdits aussi graves.
Il paraît que vous vous êtes fait livrer des exemplaires du livre. Allez-vous en vendre ?
Nous avons ramené quelques exemplaires au Maroc car on nous autorise à en avoir quelques-uns, mais avec la consigne de ne pas les vendre. Beaucoup de libraires ont été soumis à la même consigne, mais dans notre cas, nous avons refusé cette façon de faire. Nous avons voulu dénoncer cette situation anormale et affronter cette censure qui ne dit pas son nom, qui est anonyme.
La censure se pratique-t-elle de manière différente aujourd’hui ?
Il a toujours été de coutume au Maroc qu’on interdise, mais sans avoir le courage d’interdire. Aujourd’hui cependant, les choses ont changé et j’ai récemment entendu le ministre de la Communication dire haut et fort avoir le “courage” de censurer sans avoir à en rougir.
Qu’implique la censure dans notre vie de tous les jours ?
C’est une grosse atteinte à la liberté d’expression, à la liberté de jugement que doit avoir tout citoyen majeur et vacciné sur ce qu’est la vie publique et ce que sont les affaires publiques. Une atteinte également à la création artistique et littéraire. La censure est une façon d’infantiliser les gens. Le Maroc est en train de vivre une ère démocratique, mais avec toutes ces interdictions, cette censure est la preuve indéniable que ce processus démocratique n’a pas encore atteint l’âge de la maturité.
La censure peut-elle être pratiquée de différentes manières ?
Le bilan des interdits est de plus en plus lourd. Dernièrement, c’est le film d’Achaour qui a été interdit de façon anonyme. Son retrait des salles de cinéma est une forme de censure. Une production artistique est censée susciter des réactions positives ou négatives, ce n’est pas une raison pour l’interdire. C’était le cas aussi d’“Amours voilées”, qui a été un très gros succès malgré les critiques de certains organes de presse conservateurs et réfractaires à l’art. Il ne faut pas pour autant céder, l’art est intègre et on ne peut pas toucher à la liberté d’expression du créateur car celle-ci est sacrée. On a tapé de la même manière sur “Casanegra”, qui était un très beau film, mais critiqué vivement pour sa soi-disant grossièreté. Les Marocains qui osent s’exprimer et réfléchir de manière intelligente sont dans une situation de sursis. Ils peuvent se voir rapidement emprisonnés, pour un mot prononcé ou pour un dessin. Les exemples sont multiples et l’un des derniers en date est celui du jeune homme qui a posté sur Facebook une caricature du roi. La censure est même présente lorsqu’il s’agit des petites anecdotes que les gens peuvent dire dans des moments de détente sans intentions diaboliques ou révolutionnaires. On est dans une situation de sursis dont nous ne connaissons pas encore les lignes rouges, mis à part la constitution qui stipule le respect vis-à-vis de la personne du roi. Mais ce respect reste très vague, car quelle forme prend-il ? Ce point-là reste à éclaircir.
La censure est-elle efficace ?
La censure est une stupidité car maintenant, elle est impossible à pratiquer. Si on veut faire de la publicité à un document, il faut le censurer ! C’est la meilleure manière de donner envie aux gens de chercher à le lire.
A-t-on raison de dire que la censure se fait de plus en plus fréquente depuis la mise en oeuvre de la nouvelle constitution ?
Oui, absolument. Il y a une recrudescence de la censure depuis le référendum et ma foi, le nouveau gouvernement qui prétend avoir encore sa virginité intacte est en train de la perdre et d’alourdir son bilan, comme l’a fait le gouvernement précédent. Il est malheureux de constater que l’histoire se répète, de voir qu’un nouveau tueur succède à un autre pour anéantir cette démocratie qui voit le jour.
Quel est notre recours contre cette pratique ?
En tant que libraire, c’est de continuer de passer des commandes de tout ce qui est interdit.
Qu’arriverait-il si les publications interdites étaient autorisées ?
Si les livres censurés étaient autorisés, ils défendraient une stabilité marocaine qui fait exception. Si le public pouvait se rencontrer pour en discuter le contenu, cela serait un plus non négligeable pour la démocratie, pour son équilibre, pour la confiance en cette nation, en son gouvernement, en la personne du roi… On ressentirait un fort sentiment d’appartenance, de liberté. Avec la censure, on est dans le flou, dans cette perpétuelle transition vers la démocratie, et ça ne crée pas le sentiment que nous sommes sur la bonne voie. Il faut éviter tout dérapage du Maroc car le printemps arabe n’est pas fini, ce n’est que le 1er round. â–