Loin du tumulte de la ville, c’est une atmosphère feutrée, presque apaisante, qui nous enveloppe dès l’entrée de l’association Dar Zhor, sise au 396 boulevard Zerktouni, à Casablanca. Ici, pas de senteurs médicalisées, pas de blouses blanches. Juste des fauteuils confortables, des couleurs douces, des regards bienveillants. Un refuge, une safe place, comme le décrit Majda Gharbi, directrice de Dar Zhor. “Les femmes qui viennent ici, ne viennent pas qu’avec leur maladie. Elles viennent aussi, et surtout, avec des problèmes sociaux”, explique-t-elle en nous faisant visiter les lieux. Au fond de cet appartement transformé en espace d’écoute et de soin, une pièce accueille un groupe de parole. Les femmes s’y réunissent chaque semaine, guidées par une psychothérapeute et une coach en développement personnel. “Elles viennent pour parler de leur quotidien avec la maladie”, confie Myriam El Kettani, psychologue. Le cancer, pour ces femmes, est encore synonyme de faiblesse, de stigmatisation. D’autres sont confrontées à une forme de rejet familial. “Je me souviens d’une patiente dont les enfants, en apprenant sa maladie, ont immédiatement demandé s’ils allaient tout de même partir en vacances cet été”, ajoute-t-elle, non sans émotion. Chaque année, près de 13.000 femmes au Maroc apprennent qu’elles sont atteintes d’un cancer du sein. Une tendance qui suit la hausse mondiale, comme l’explique la Pr. Rajaa Aghzadi chirurgienne experte de la chirurgie du sein et présidente de l’association “Cœur de Femmes”, une autre association qui œuvre pour le soutien des femmes atteintes du cancer du sein : “Le cancer du sein connaît une explosion mondiale. Plusieurs facteurs expliquent cette augmentation : le vieillissement de la population, la sédentarité, l’obésité… mais aussi un meilleur dépistage.” Mais cette croissance impose une réponse à la hauteur du défi. “Vu la fréquence et le coût du cancer du sein, une politique de prévention pérenne et intersectorielle s’impose”, insiste-t-elle. Car aujourd’hui encore, trop de femmes sont diagnostiquées tardivement, alors qu’une simple mammographie réalisée à temps pourrait sauver leur vie.
Prévenir, informer, soigner autrement
Depuis 2001, l’association “Cœur de Femmes”, fondée par Rajaa Aghzadi, milite activement pour une approche de prévention globale. Son cheval de bataille: l’information. “Les femmes doivent savoir que la présence d’une boule dans le sein, une rougeur, un écoulement ou une rétraction du mamelon sont des signaux d’alerte.” La prévention primaire, à travers un mode de vie sain, reste un outil puissant. Et dans un pays où les moyens sont parfois limités, la prévention est aussi l’approche la plus rentable. À Dar Zhor, la prévention prend un autre visage, plus humain, plus incarné. À travers des séances de reiki, de réflexologie plantaire, de socio-esthétique et de kinésithérapie post-opératoire, les femmes retrouvent doucement une forme de bien-être et de confiance en elles. Maysa, ancienne journaliste syrienne installée au Maroc, y a trouvé une véritable renaissance après une ablation partielle du sein. “Ici, on ne me regarde pas avec pitié. On m’aide à me reconstruire”, dit-elle. Mais pour beaucoup, la maladie ne vient pas seule. Elle s’accompagne d’un parcours du combattant administratif, d’un accès inégal aux soins, et parfois même d’un abandon total du système. Comme le souligne Rajaa Aghzadi: “L’inéquité en santé est la pire injustice. Certains patients ont toutes les chances de guérir, pendant que d’autres n’ont même pas accès aux soins de base.” La diplomatie de la santé, selon elle, est une piste d’avenir: négocier le coût des médicaments, favoriser la chute des brevets pour les traitements vitaux, limiter l’exode des professionnels de santé. “Il s’agit de protéger, de réguler, mais surtout de rétablir une forme d’équité face à la maladie”, insiste-t-elle. À Dar Zhor, cette réalité prend un visage concret. De nombreuses patientes ne savent pas comment accéder à l’Assurance Maladie Obligatoire (AMO), d’autres attendent des mois pour faire valider un traitement onéreux. En attendant, le cancer, lui, ne ralentit pas.
Le poids du silence : une maladie encore taboue
Mais ce qui ronge encore plus que la douleur physique, c’est le silence imposé autour de la maladie. Au Maroc, le cancer reste, pour beaucoup, un mot que l’on chuchote, un mal que l’on cache. Plusieurs femmes rencontrées à Dar Zhor ont choisi de ne rien dire à leur entourage. Par peur de l’exclusion, par pudeur, ou simplement parce qu’elles ne veulent pas “inquiéter”. Myriam El Kettani, psychologue, observe ce phénomène régulièrement : “Certaines patientes cachent leur maladie à leur mari, à leurs enfants, à leurs collègues. Elles vivent leur traitement dans le secret, dans l’ombre.” Le cancer est encore trop souvent associé à la fin, à la fragilité, à la honte. Les cheveux qui tombent, le sein en moins, la perte de poids: tout devient sujet à la dissimulation. Pour ces femmes, affronter le regard de l’autre est parfois plus difficile que de supporter les effets secondaires de la chimiothérapie. “J’ai préféré dire que j’étais fatiguée, que je faisais des examens. Je ne voulais pas que mes enfants me voient faible. Ni que mon mari me regarde autrement”, avoue Naïma, 49 ans. Le cancer est vécu dans l’isolement, dans une forme de solitude psychologique qui fragilise la reconstruction. C’est justement pour briser ce silence que Dar Zhor a mis en place des groupes de parole, mais aussi des outils moins directs pour exprimer les émotions. L’un des plus puissants est l’art-thérapie, proposée au sein de la maison comme une voie alternative à la parole. Bahija, aujourd’hui en rémission, se souvient de ses premières séances : “J’étais incapable de parler, de raconter ce que je vivais. Mais à travers la peinture, j’ai pu poser mes peurs, mes colères, mes espoirs sur une toile. C’était ma façon de dire sans dire.” Cette forme d’expression non verbale permet à de nombreuses patientes de déposer ce qui est trop lourd à verbaliser, de se reconnecter à elles-mêmes et parfois, de redonner des couleurs à une vie que la maladie avait rendue terne. “Pour la première fois depuis longtemps, je n’ai pas eu à faire semblant”, glisse Salma, 42 ans, à la sortie d’un atelier, un sourire timide aux lèvres. À Dar Zhor, la parole circule, par les mots, mais aussi par les gestes, les couleurs, les regards. Un lieu rare, où l’on peut enfin exister autrement qu’en tant que “malade”.
Travail et maladie : une double peine
Parmi les violences silencieuses que subissent les femmes atteintes de cancer, celle du licenciement est sans doute l’une des plus brutales. Le code du travail, à travers l’article 272, stipule qu’un salarié en arrêt maladie de plus de 180 jours est automatiquement considéré comme démissionnaire. À Dar Zhor, ce cas de figure est tristement fréquent. Zineb, l’une des bénéficiaires, témoigne avec émotion: “Quand j’ai perdu mon sein, j’ai perdu une partie de ma féminité. Mais quand j’ai perdu mon emploi, j’ai eu l’impression de perdre ma place dans la société. On m’a effacée.” Son contrat n’a jamais été renouvelé. Sans revenu, sans couverture sociale, elle a dû faire appel à l’aide de proches pour financer une partie de ses soins. Au-delà de l’aspect financier, la perte d’activité professionnelle touche l’estime de soi. Le travail, souvent, est un repère, une structure, une raison de se lever. Être licenciée alors qu’on lutte pour sa survie, c’est subir une double peine, voire une triple peine: celle de la maladie, de la perte de féminité, et de l’exclusion sociale. “Il est temps de réformer notre code du travail. Une femme malade ne devrait pas avoir à se battre pour garder sa dignité”, estime Dr. Myriam Nciri, présidente de l’association Dar Zhor. Au-delà du licenciement et de la perte de revenus, c’est le coût des traitements qui pousse de nombreuses femmes dans une spirale de précarité. Même avec la généralisation de l’Assurance Maladie Obligatoire (AMO), les réalités sont souvent plus complexes sur le terrain. “En moyenne, les frais médicaux pour un cancer du sein s’élèvent à près de 50.000 dirhams par mois, entre les traitements, les examens d’imagerie, les bilans, les soins de support. Et tout n’est pas remboursé, loin de là”, constate Dr. Nciri. Certaines patientes n’ont pas encore leur couverture au moment du diagnostic, ou doivent attendre des semaines avant que les démarches aboutissent. D’autres découvrent trop tard les limites de leur assurance privée : des plafonds trop bas, des médicaments non pris en charge, des délais interminables pour obtenir l’accord de remboursement de l’ANAM. Pendant ce temps, la maladie progresse. “Nous avons vu des femmes acheter leur traitement en Tunisie ou en Égypte, car certains médicaments y sont jusqu’à dix fois moins chers qu’au Maroc”, déplore Dr. Nciri. Faute de mieux, elles s’endettent, sollicitent la famille ou lancent des cagnottes en ligne. Se soigner devient un parcours du combattant, doublé d’une course contre la montre. Dans un pays où l’accès aux soins devrait être un droit, ces inégalités soulignent l’urgence d’une réforme en profondeur : réguler les prix, accélérer les démarches administratives, lever les obstacles bureaucratiques, et surtout, garantir une prise en charge réelle et équitable. Parce que le cancer ne laisse pas le temps d’attendre. C’est aussi, comme le rappelle la Pr. Aghzadi, “retrouver une qualité de vie, une féminité assumée, une intimité respectée”. Bahija, ancienne patiente en rémission, revient régulièrement témoigner. “J’ai retrouvé ma force ici. Ma féminité, je l’ai reconstruite entre ces murs.”
Chaque année, en octobre, l’association déploie une campagne de sensibilisation à grande échelle : films, capsules vidéos, témoignages, webinaires, ateliers, dépistages gratuits. Des actions menées sur le terrain, mais aussi en entreprise ou dans les quartiers populaires. Le message est clair : le dépistage sauve des vies. Et les chiffres ne mentent pas : plus un cancer est détecté tôt, plus les chances de guérison sont grandes. Dar Zhor entend toucher toutes les femmes, dans toutes les langues, français, darija, amazigh, et dans tous les milieux. L’objectif de Dar Zhor pour les années à venir ? Multiplier les maisons de mieux-être à travers le Royaume, là où il existe des centres d’oncologie. Mais sans soutien public ou institutionnel, l’avenir reste fragile. “Aujourd’hui, nous ne vivons que de dons et de mécénat. Ce n’est pas suffisant pour répondre à l’ampleur des besoins”, alerte Dr. Nciri. Le cancer du sein ne touche pas seulement un organe. Il bouleverse des trajectoires, des équilibres, des identités. Dans ce contexte, accompagner les femmes autrement dans leur globalité, dans leur dignité, n’est plus un luxe, mais une nécessité. “La guérison ne se limite pas à la disparition d’une tumeur. Après le cancer, il y a une vie, une vraie vie qui mérite d’être vécue avec dignité, sérénité, et épanouissement”, conclut Pr. Aghzadi.

Cancer du col de l’utérus: une autre épreuve pour les femmes
Au Maroc, on parle beaucoup du cancer du sein, mais saviez-vous que le cancer du col de l’utérus est, lui aussi, une réalité qui touche de nombreuses femmes ? Chaque année, près de 2 000 nouveaux cas sont diagnostiqués, faisant de cette maladie une menace importante. : “Les principaux facteurs de risque sont la précocité des rapports sexuels, le nombre élevé de partenaires, et le tabagisme. Ces éléments favorisent l’infection par le virus HPV, responsable dans la majorité des cas du cancer du col”, explique Dr. Yasmine Zemouri, gynécologue.
Ce cancer peut rester longtemps silencieux, mais certains signaux doivent attirer votre attention: “Douleurs pelviennes inhabituelles, saignements après les rapports… Ce sont des symptômes qu’il ne faut surtout pas banaliser. Une consultation rapide est indispensable”, explique la gynécologue. Heureusement, la prévention est possible dès le plus jeune âge. “La vaccination contre le virus HPV, avant les premiers rapports sexuels, est la meilleure arme pour se protéger. Il est aussi essentiel de faire un suivi gynécologique régulier avec des dépistages adaptés.” conseille-t-elle. Au Maroc, les recommandations sont claires : “Avant 30 ans, on privilégie les frottis selon les facteurs de risque. À partir de 30 ans, le test HPV, plus performant, devient la référence”, précise la spécialiste. Sensibilisation, prévention et dépistage sont les clés pour lutter contre ce cancer qui, avec un diagnostic précoce, peut être vaincu. Mesdames, prenez soin de vous, votre santé est précieuse !



