La rentrée littéraire est moins prolifique que l’année dernière selon les professionnels du livre. Est-elle moins bonne ? Il semblerait que non. “Partout, on parle d’une rentrée minimaliste avec moins de titres, c’est une réalité, mais disons que c’est une rentrée plus forte avec des textes puissants, des premières voix, des premiers romans importants”, répond Amina Alami Masnaoui. Libraire depuis plus de 20 ans, elle est en mesure de donner un avis éclairé sur ce que la nouvelle saison donne à lire. “Parmi les livres les plus attendus et que je voudrais mettre en avant, il y a les romans de trois auteurs maghrébins ou d’origine maghrébine: Rachid Benzine chez Seuil, Yasmine Chami chez Actes Sud et Lilia Hassaine chez Gallimard. Je suis sûre que ces romans recevront un bel accueil”.
Après “Ainsi parlait ma mère”, Rachid Benzine revient, en effet, avec “Les Silences des pères”, un récit poignant qui raconte la relation – ou l’absence de relation – d’un pianiste célèbre avec son père silencieux, dont il ne sait rien ou pas grand chose. Jusqu’au jour où il apprend son décès et revient à Trappes, dans le quartier de son enfance, pour veiller la dépouille du défunt. Il tombe alors sur des enregistrements dans lesquels il découvre la voix de son père s’adressant à son propre père resté au pays, lui racontant sa vie en France, année après année. “C’est très fort, mais jamais glauque. Le récit est digne et livré dans la simplicité, sans jugement, presqu’avec pudeur comme sait le faire Rachid Benzine”, nous confie Amina. Le roman construit autour du lien filial qui flanche sous le poids du silence, part aussi sur les traces d’une vie d’immigré.
“Les silences des pères” fait partie des coups de cœur de cette rentrée littéraire. Il vient d’être sélectionné pour le Prix du roman Fnac, parmi cinq livres retenus par un jury composé de 400 libraires et 400 adhérents.
Le pouvoir de la littérature
Yasmine Chami, quant à elle, plonge sa plume dans la ville qui l’a vu naître et grandir et dont elle a appris à observer scrupuleusement les détails pour les raconter avec talent et justesse. “Casablanca Circus”, publié chez Actes Sud met en scène cette ville de contrastes, à travers l’histoire d’un couple, May et Chérif, elle historienne et lui architecte, revenu au pays après quelques années passés en France et qui sera livré à une société dont les contrastes et les ambivalences vont creuser un écart entre les jeunes époux. Au centre de leurs divergences, le projet de recasement d’un bidonville situé au bord de l’océan et adossé à l’ancienne médina, dans lequel Chérif est impliqué dans le cadre de son travail. May, elle, va y conduire des entretiens et va aller à la rencontre des gens. Elle découvre une profonde humanité, de la fragilité, des moyens de lutte contre la précarité et une grande solidarité. Elle en est profondément touchée. À travers May, Yasmine Chami pose une grande question: “Qu’est-ce que ça fait de vivre quelque part, en quoi les stratégies de politiques publiques et l’évolution des sociétés affectent profondément les trajectoires individuelles des personnages, les sentiments, le couple, la famille, les rapports générationnels.” L’auteure va tenter de “déplier cette complexité” avec finesse. Après “Dans sa chair”, publié l’an dernier, Yasmine Chami nous rappelle encore une fois, le pouvoir de la littérature, son pouvoir à dire les choses autrement.
Dans “Panorama” publié aux Éditions Gallimard, Lilia Hassaine se projette en 2049 en France, à l’ère de la Transparence, dans une société pacifiée, où il n’y a plus de crime, où “les gens acceptent de vivre, de voir et d’être vus par d’autres qui leur ressemblent, où chacun évolue sous le regard protecteur de ses voisins”. Un monde utopique, semble-t-il. Mais non, prévient Amina Masnaoui. Lilia Hssaine n’a pas voulu faire une utopie entière. “C’est un roman qui se place entre l’utopie et la dystopie, une histoire porté par Hélène, personnage principal ex-commissaire devenue gardienne de protection, puisque la police n’avait plus de raison d’exister et qui reprend du service suite à la disparition en plein jour d’une famille, un couple avec leur enfant de huit ans, dans un quartier où en principe on n’est pas censé disparaître”. Lilia Hassaine tente d’explorer ainsi de nouveaux territoires de l’imaginaire dans ce troisième roman plus frontal que les deux précédents, “L’œil du paon et Soleil amer”. Que ce soit au niveau du fond ou de la forme, Lilia a osé un nouveau style, plus direct, moins lyrique pour s’adapter à l’histoire et au contexte et qui raconte ses angoisses et beaucoup de choses de ce qu’elle voit et de ce qu’elle ressent de la société contemporaine. Un livre très attendu également lors de cette rentrée.
Des romans et des BD
“Parmi les autres titres attendus, il y a aussi “L’enragé” de Sorj Chalandon chez Grasset, qui s’écarte un peu de son histoire intime et revient avec ce onzième roman avec une fiction qui aborde des thèmes qui lui sont chers comme la violence, l’injustice pour plaider pour un monde meilleur”, ajoute Amina Masnaoui. Le roman de Sorj Chalandon est basé sur un fait d’actualité ancien qui date de 1934 et qui concerne des bagnes pour enfants qu’on appelait aussi colonies pénitentiaires et qui “accueillaient” des enfants de 12 à 21 ans, des orphelins, des enfants abandonnées, des voleurs de pommes…. “Je voulais raconter leur histoire, je voulais donner la parole à ceux qui n’en avaient pas”, a déclaré le romancier dans une de ses interviews.
Il y a aussi dans la sélection de la Librairie Porte d’Anfa, “Souviens-toi de ne pas mourir avant d’avoir aimé” chez Calmann-Lévy de Marc-Alexandre Oho Bambé, un poète et slameur camerounais. “C’est un texte très poétique qui raconte l’histoire de Jaromil qui va recevoir un colis avec un courrier, un disque, des cassettes audio et une photo. Il va aller sur les traces de son père qu’il n’a pas connu et va profiter de cette quête pour écrire à sa fille et tout lui dire”. Un texte sur la paternité et l’amour qu’on écouterait presque comme un morceau de jazz.
Mais il n’y pas que les romans pour cette rentrée, la BD prend une bonne place aussi dans les librairies. “Je me réjouis de voir que de nombreux romans sont adaptés et que nous pouvons lire en BD, des textes comme par exemple “Le passager” du Polarlys de Georges Simenon. On commence à avoir de plus en plus de romans illustrés et c’est très intéressant pour revisiter des classiques par exemple ou lire des textes autrement”.
Pour Amina Masnaoui, la rentrée littéraire est un événement exceptionnel qui rassemble les lectrices et les lecteurs autour des nouveautés, c’est aussi l’occasion pour les libraires de faire leurs sélections, de partager leurs coups de cœur et d’organiser quand c’est possible des rencontres avec les auteurs. Il y a un petit bémol cependant puisque la rentrée littéraire coïncide avec la rentrée scolaire et une grande majorité de libraires y consacrent leurs présentoirs et leur temps. Seules quelques-uns ont choisi de se consacrer exclusivement à la littérature et accompagnent cette rentrée en même temps qu’en France avec plus ou moins les mêmes dispositifs et s’organisent pour commander les livres et les mettre à la disposition des lectrices et lecteurs dès leurs sorties, grâce à un travail de planification et d’organisation préalable dès l’été. Et pourtant ce n’est pas si simple. Alors que les libraires en France peuvent disposer de livres en office, les libraires marocains doivent les acheter. “C’est un pari risqué, parce que c’est une mobilisation de trésorerie, mais ce n’est jamais une perte quand il s’agit de livres et de lecture”.
Interrogée sur les auteurs marocains et leurs productions, Amina Masnaoui explique qu’il y une rentrée littéraire marocaine, lancée par l’Union professionnelle des éditeurs du Maroc (UPEM) et son Président également Directeur des éditions de la Croisée des chemins, Abdelkader Retnani, vers le début de l’année prochaine pour annoncer et mettre en lumière les auteurs marocains et leurs productions. La date de la 8ème édition n’a pas encore été fixée.