Elle aurait pu être un personnage d’un roman de Zola ou de Nagib Mahfoud. Née dans la pauvreté rustique du village de Magdaz dans le Haut Atlas, région d’Azilal où coule la rivière Tassaout, celle dont on ignore le vrai nom et la date de naissance est appelée Mririda. De ce surnom, elle parle avec fierté dans un poème “On m’a surnommée Mririda, Mririda, l’agile rainette des prés/ j’ai comme elle mes zegharit/ qu’admirent les hommes et jalousent les femmes.”
Enfant précoce, elle apprend les textes qu’elle entend chanter lors des veillées d’Ahouach. Son idole était le grand poète et raïss Si Ali d’Ibaâqelioun.
Mariée très jeune et répudiée alors qu’elle attendait un enfant dont elle avortera, Mririda crie ainsi sa douleur : “Cent poignards ont lacéré mon ventre et percé mon cœur/ dents serrés et lèvres closes, j’ai combattu mes deux douleurs/ celle de ma chair et celle de mon cœur.”
Démunie, elle est contrainte de vivre de ses charmes et descend dans la vallée de la Tassaout où est installé un camp de militaires français et de goumiers. Au souk d’Azilal, elle devient une courtisane désirée de tous, mais fait rare pour l’époque, c’est elle qui choisit ses amants.
Femme libre et avant-gardiste, elle chante ses aventures sentimentales, ses joies, ses peines et ses déceptions dans une poésie originale, ardente et métaphorique. “Azrou, le bien-aimé/ si mes yeux sont pour toi le silex à étincelles/ ne vois-tu pas que la poudre est prête à s’enflammer/ et que je dénoue devant toi mes longues tresses noires ?”
Un pouvoir de séduction irrésistible
Car outre une magnifique chevelure, des yeux de jais et un sourire éclatant, Mririda possède un grand charisme, une forte personnalité et un pouvoir de séduction irrésistible. “Moi je suis belle, je sens bon et j’attire les hommes/ comme les fleurs du printemps attirent les abeilles.”
Elle est sûre de sa beauté et de son ascendant sur les hommes dont elle connaît les violences et les failles.
Plus que tout, elle est “taneddamt”, poétesse dans une culture amazigh où “l’amarg” (la poésie) est souveraine et se transmet de génération en génération par le pouvoir de l’oralité et de la mémoire commune.
Loin des siens, elle chante sa nostalgie : “Quand je suis seule, dans le silence et la paix/ souvent je songe au village où je suis née/ à cette heure que font ceux que j’ai laissés là-bas ?/ je me suis égarée malgré moi sur le chemin de la vie/ mais mon cœur est resté accroché aux rocs de ma vallée.”
Mririda ne savait ni lire ni écrire mais savait dire et improviser dans une langue simple et sensuelle, archaïque et imagée dans un rapport quasi-païen avec la nature et ses éléments, comme dans L’arc-en-ciel : “Source des forces de Fécondité et de Résurrection/ fiancée de la Pluie, Ceinture de prospérité de la Terre/ il est si vaste le Ciel, que je ne vois jamais les bords du Tapis des Seigneurs des Monts et des Eaux.”
En avance sur son temps
Ses poèmes, elle les écrit sur la trame du vent. Elle lance dans l’espace ses chants qu’elle improvise sur les histoires du village, le combat des gens humbles pour la survie, la misérable condition des femmes comme dans Les laveuses de laine : “Si nos pauvres doigts sont ensanglantés/ demandez-en la raison aux épines qui nous lacèrent/ si nos mains sont rouges de froid/ demandez-en la raison à l’eau glacée qui nous brûle la peau /… c’est notre sort à nous, les misérables laveuses de laine/ où est celle qui oserait se plaindre ?”
En avance sur son temps, elle s’oppose à l’institution du mariage traditionnel, dénonce le machisme des hommes, l’aliénation des pouvoirs locaux à la merci de la présence française, les injustices et inégalités sociales.
Lucide sur les rapports de force elle dit : “C’est toujours ainsi en ce bas-monde/ en haut, la fortune et la force/ en bas le faible et le déshérité/ et la femme qui est toujours sans défense.”
Réfractaire à se marier avec un villageois, c’est en vers qu’elle tance ses prétendants : “Qu’as-tu donc à m’offrir contre ma liberté ?/des jours sans viande, sans sucre et sans chansons/ la sueur et la crasse des besognes pénibles/ le fumier de l’étable et l’affreuse fumée de la cuisine obscure ?/Moi je suis une fleur au parfum enivrant/ qui reçoit à son gré, la fraîcheur de la rosée et la caresse du soleil.”
Elle qui a tant chanté l’amour et ses tribulations, son amertume et ses violences, cache en secret un idéal de vie qui lui fait mépriser les hommes qu’elle côtoie : “Je les hais tous ces rustres, je les hais/ j’aurais voulu un seul homme, un seul qui m’aime et me respecte/ qui sente bon le savon et la lavande/ un mari qui m’aurait assuré le pain, les vêtements/ un foyer chaud avec de l’amour et des rires d’enfants…”
Cet homme entrera dans la vie de Mririda un jour de 1927. René Euloge, instituteur français à Demnate, est envoyé dans la vallée de la Tassaout pour des raisons semble-t-il d’études ethnographiques. Il a l’avantage de parler la langue du pays, le tachelhit. Alors qu’il se trouvait au souk d’Azilal avec un ami goumier, celui-ci lui promet “une rencontre mémorable” et l’emmène prendre le thé chez Mririda.
René Euloge est envoûté d’emblée par la belle courtisane, et fasciné par la personnalité et l’esprit de la jeune femme. Ainsi commencera entre eux une belle histoire d’amour. René Euloge va sauver Mririda de sa condition d’hétaïre, l’installer chez lui et la protéger du besoin et de toute agression extérieure.
Égérie et muse
Il manquait à Mririda une trace écrite de l’oralité de ses poèmes. René Euloge, ayant trouvé “son égérie et sa muse” comme il l’appelait, va combler cette lacune et l’empêcher de tomber dans l’oubli. Admiratif de la beauté et de la sensualité de la poésie de Mririda autant que par sa nature révoltée et impulsive, il recueillera au quotidien et transcrira en tachelhit toutes ses improvisations. Pour l’immortaliser également, il prendra de la jeune femme les seules photos qui soient parvenues jusqu’à nous.
L’idylle de près de 10 ans est brutalement interrompue par le rappel de René Euloge dans une France frappée par la 2ème Guerre mondiale. Là-bas, il va traduire en français les 120 poèmes de Mririda et les publier dans un ouvrage intitulé “Les Chants de la Tassaout”.
À la fin de la guerre, René Euloge retourne au Maroc pour retrouver Mririda et lui montrer l’ouvrage mais ne trouve sa trace nulle part.
Consterné et désespéré, il va sillonner longtemps les montagnes et les vallées de tout le Haut Atlas, en vain. La jeune femme a mystérieusement disparu et sa famille oppose un mutisme total.
René Euloge parcourra inlassablement le Maroc, cherchant Mririda dans les campements et les quartiers réservés, notamment celui bien connu de Casablanca mais toujours sans succès.
Toutes les hypothèses sur cette mystérieuse disparition qui ressemble à un effacement ou à une liquidation sont possibles. Se pourrait-il que juste après le départ en France de son protecteur, Mririda ait été assassinée par sa famille dans un crime de sang pour laver leur honneur ? Châtiée par un patriote comme traîtresse vendue à un français ? L’acte vengeur d’un amant éconduit ? Comment est-elle morte et où repose son corps ?
Une omerta plane toujours sur ce mystère qui fait de Mririda une légende.
Le grand public la découvre dans le film “Femme écrite” que le cinéaste marocain Lahcen Zinoun a consacré en 2012 à la rebelle qui a porté haut le verbe poétique amazigh et l’a payé de sa vie.
Dans la vallée, la rivière Tassaout qu’elle a tant aimée continue de chanter inlassablement sur ses galets, Mririda…Mririda… la taneddamt…