Je l’ai rencontré sur mon lieu de travail. J’étais chef de service depuis un moment déjà quand il a été nommé directeur. J’ai tout de suite été subjuguée par sa personnalité. Charismatique, dégageant un réel magnétisme, il ne laissait personne indifférent. Je me rappelle encore de cette toute première réunion du département sous sa présidence. Le divisionnaire nous avait envoyé un avis de réunion libellé ainsi : “La réunion commencera à 9 heures précises”. Le nouveau directeur avait alors salué tout le monde et entamé un brillant discours : “9 heures, c’est précis. Extrêmement précis. Pourquoi ressentir le besoin d’ajouter l’adjectif “précises” ? En première analyse, ce mot est inutile. Mais je remercie monsieur le divisionnaire de l’avoir employé, car il n’est pas dépourvu de sens. Il a été sciemment utilisé pour lutter contre les retards ; fait que l’on observe dans toutes les administrations. Au second degré, on peut estimer que le rédacteur de cet avis utilise un mot qui n’est pas nécessaire dans l’espoir de se rendre utile, en invitant ses collègues à changer de comportement. J’ai été nommé pour apporter le changement et ensemble, on y arrivera.”
Des années plus tard, je me rappelle encore de tous ces visages scotchés, buvant littéralement ce beau discours. Je croyais aux vertus de la nouveauté. Je savais combien notre inertie à tous était grande. Mais lui a réussi, petit à petit, à tout reconfigurer sans induire les animosités de coutume, tout en douceur. Très vite, il a remarqué mon amour pour mon travail. Nous avons travaillé en tandem. Nous nous sommes rapprochés. Intellectuellement, nous avions des atomes crochus. Il était marié à une Française. J’ai fini par apprendre que son ménage battait de l’aile après le départ de ses enfants en France, pour poursuivre des études, pour travailler. A l’époque, j’étais fiancée avec un camarade de fac. Un gentil jeune homme que je connaissais depuis des lustres ! Nous nous entendions bien, et même super bien au lit. Ni l’un ni l’autre n’étions pressés de nous marier. Il fallait mettre de côté l’argent pour la cérémonie, l’achat du nid conjugal, etc. En attendant, on se retrouvait chez lui ou chez moi, dans de minuscules appartements en location.
Jour après jour, mes liens avec le nouveau directeur prenaient une nouvelle tournure. Je percevais de petits signes qui disaient clairement qu’il m’appréciait autrement qu’en tant que simple collaboratrice. Puis, est venu le jour où il s’est déclaré, lors d’une mission à l’étranger à laquelle je prenais part. J’avais brillamment préparé cette mission, dont l’objet était articulé autour des prestations de mon service. J’étais aux anges ! Je me sentais rehaussée par l’intérêt de mon prestigieux supérieur. Tout le monde était impressionné par lui. Et il m’avait choisie, moi. J’ai eu le sentiment de devenir quelqu’un de très spécial. Je me suis sentie, littéralement, plus intelligente. J’ai senti que je pouvais aller vers d’autres personnes, même celles placées sur l’échelle hiérarchique bien au dessus de mon grade. Je me suis autorisée à me sentir leur “égale”. Grâce à lui, j’ai appris beaucoup de choses à mon sujet. Avec mon ex fiancé je me sentais “désirée”. Avec mon directeur, je me sentais désirée et reconnue. Si, lui, pouvait penser que j’étais spéciale, compétente, alors j’étais en droit de me sentir ainsi. J’ai perdu ma peur des autres. J’ai gagné en assurance. Je n’oublierai jamais les endroits où il m’a emmenée, ni ses commentaires, ni sa délicatesse.
Quelques années plus tard, après un divorce douloureux, il a pris sa retraite. Puis, dans la foulée, il m’a demandé de l’épouser ; ce que j’ai accepté sans l’ombre d’une hésitation ! Famille et amis étaient contre cette décision. Mon exfiancé se disait meurtri par mon choix. Je me suis excusée, j’ai expliqué mes raisons. Personne ne comprenait et tout le monde me rappelait la différence d’âge entre mon mari et moi. Tous croyaient que je l’avais épousé pour son argent, ce qui était faux. J’ai d’ailleurs continué de travailler. Puis, quand mon directeur de mari m’a suggéré de bénéficier d’une retraite anticipée et de profiter de ce qui restait de sa “jeunesse” pour découvrir le monde, moi, carriériste dans l’âme, à mon propre étonnement, j’ai été séduite. Là encore, j’ai provoqué un tonnerre de désapprobation : “Tu verras, un jour, il te jettera comme un kleenex et tu te retrouveras sans emploi, sans mari, sans enfant et sans un sou.”
Ces remarques me laissaient de marbre. Seule la détresse de mon ex, qui avait tenu à ce qu’on garde un lien, me touchait. Il ne voulait pas se marier, disait m’attendre car il n’imaginait pas la vie de couple avec une autre que moi. J’avais beau lui dire que la providence en avait décidé autrement, que notre histoire était derrière nous, il me répondait qu’il se contenterait de mon amitié.
Les années ont passé, et rien dans notre trio n’avais changé ; à part l’apparition de cheveux blancs que je commençais à teindre, à 38 ans. Mon mari a commencé à accuser la fatigue due à l’âge, mais notre communion autour d’une multitude de centres d’intérêt était toujours aussi vivace. Il s’était mis à l’écriture, et j’adorais discuter avec lui de ses créations. Pour ma part, je gérais la maisonnée et ses biens. Grâce à lui, je suis devenue la propriétaire d’un petit appartement fort chic et bien situé. J’ai pu, sur ses conseils, acquérir une petite affaire en franchise qui fonctionnait bien. Quand nos ébats ne l’ont plus intéressé du tout, j’en ai parlé avec mon ex-fiancé. Nous avons repris notre intimité d’antan. J’étais claire avec mes deux hommes à ce sujet. A mon ex, j’ai signifié que cela ne changeait rien à mon mariage : les nourritures autres que m’apportait mon mari étaient précieuses à mes yeux. Elles me comblaient et je ne voulais absolument rien changer à ma vie. Il semblait s’adapter à la situation, se disait aux anges depuis que nos rencontres devenaient régulières.
Les seules que la situation dérangeait au plus haut point et à mon grand étonnement étaient mes amies. Les plus féministes et progressistes d’entre elles trouvaient mon comportement inqualifiable. Elles me reprochaient de fonctionner comme un homme, en prédatrice !
Elles me rappelaient sans cesse que l’horloge biologique ne cessait de tourner et que, en me cramponnant à mon “vieux”, jamais je n’allais connaître la joie de devenir maman. Quand je répliquais que je n’avais jamais désiré être mère, elles ne me croyaient pas. L’une d’entre elles m’a même traitée de monstre quand j’ai osé affirmer que la maternité m’indifférait. Une autre, croyant mordicus que j’allais revenir vers mon premier amour quand mon vieux clamserait, m’a invité à sortir de mon égoïsme et à penser un peu à lui, qui m’attendait. Comment affronter ce délire ?
Je ne me suis jamais sentie mère en puissance. J’ai fait le choix de ne pas avoir d’enfants, depuis longtemps. Un choix assumé, personnel, construit bien en amont de mes histoires amoureuses. Ces rencontres m’ont renforcée dans ce choix. Je ne suis pas déterminée, ni par ma biologie, ni par mon sexe. Je ne comprends pas pourquoi je suis si âprement critiquée parce que je ne me sens pas concernée par la maternité ; encore plus critiquée que pour mon choix de chercher des nourritures terrestres chez mon ex-fiancé, et spirituelles auprès de mon mari. Je ne trompe personne, et surtout pas moimême. Je suis à l’écoute de mes désirs. “Là où il y a la joie, il y a le chemin”, tel est mon credo. Pourquoi cela dérange-t-il autant de monde autour de moi ?