J’ai rencontré Ahmed en 2003. A l’époque, je préparais mon projet de fin d’études. J’effectuais en même temps un stage dans une entreprise où il venait d’être embauché. Je passais par des moments difficiles dans la mesure où le rythme du travail à l’entreprise était tout simplement infernal, et j’avais du mal à me libérer pour me pencher sur le sujet de mon mémoire de fin d’études. En ces circonstances tellement éprouvantes, Ahmed était toujours là pour me soutenir. Au fil du temps, notre amitié devenait de plus en plus forte. On se retrouvait souvent après le boulot pour discuter et on avait pris l’habitude de déjeuner ensemble. Des liens se créaient à notre insu. Je commençais d’ailleurs progressivement à m’attacher à lui et j’ai constaté que c’était réciproque.
UN JOUR, AU MILIEU DU DÉJEUNER et en dégustant un thé à la menthe, je lui ai dit : “Je veux que tu sois mon mari”. Ahmed, timide, tombait des nues. Cette demande, très directe et qui transcendait toutes nos vielles conventions sociales, a eu le mérite de le dérouter. C’est tout moi, ça ! Depuis cette fameuse demande, le sujet revenait souvent lors de nos discussions. Timide, Ahmed n’était pas particulièrement démonstratif quand il s’agissait d’exprimer ses émotions. Mais il m’a bel et bien montré, quoique très implicitement, qu’il m’aimait. L’attirance qu’on avait l’un envers l’autre s’est donc, lentement mais sûrement, métamorphosée en amour. Or, il n’a pas hésité à me faire comprendre qu’il avait peur de se marier et que si jamais il se décidait à convoler en justes noces, ça ne serait pas avant une dizaine d’années. Cela ne m’a pas dissuadé pour autant de poursuivre notre relation. Je me suis alors lancé le défi de le convaincre en douceur… et j’ai fini par gagner le pari. On était enfin sur la même longueur d’ondes. On avait désormais un projet commun qui tenait la route : trouver un travail plus stable et nous marier.
PENDANT QUATRE ANNÉES, on se voyait souvent, on s’aimait et on cultivait notre complicité. J’ai trouvé entre temps un emploi à Casablanca. J’ai aussi acheté un appartement. Les choses allaient donc de mieux en mieux. Pourtant, à chaque fois que j’évoquais le sujet de notre union, Ahmed trouvait des excuses. Il disait qu’il n’était pas prêt financièrement car il aidait un peu ses parents ; que ce n’était pas pratique pour lui vu que je travaillais à Casablanca et lui à Rabat ; qu’on n’aurait pas assez d’argent pour subvenir à nos besoins ! Ça me paraissait curieux vu qu’on gagnait à deux 18 000 dirhams à l’époque, qu’on était jeunes (lui, 26 ans et moi, 22) et qu’on avait en plus un bel appartement et une voiture. J’ai même réussi, via des connaissances, à lui trouver du travail à Casablanca. Impossible de le faire bouger pour autant. Il fallait le supplier pour qu’il accepte d’aller passer les entretiens d’embauche. Et puis, il baissait facilement les bras et trouvait toujours des inconvénients aux solutions proposées. Ahmed tenait aussi à ce que notre relation reste secrète. Personne ne devait être au courant de notre histoire d’amour. Et même cette attitude, il arrivait à la justifier en me disant : “Vivons heureux, vivons cachés”. Pour ma part, j’étais impatiente de le dire à ma mère mais je respectais son désir de discrétion. Mais d’autres ombres venaient ternir de temps à autre le tableau : Ahmed avait parfois des comportements violents. Il prenait la mouche facilement, paniquait et mettait des heures et des heures pour s’en remettre. Même quand il était en tort, il s’isolait et m’interdisait de m’approcher de lui. Et malgré tout, je finissais toujours par aller le voir et demander pardon ! Et quand j’essayais de mettre les points sur les “i”, il niait en bloc toute attitude malvenue et ne voyait rien de méchant dans ce qu’il me faisait subir. Cependant, j’arrivais à chaque fois à lui trouver des excuses et à mettre ses caprices sur le compte de la rigueur, aveuglée que j’étais par la force de mon amour pour lui.
J’AI TOUT DE MÊME PERSÉVÉRÉ. Et on a fini par arrêter approximativement la date des fiançailles. Elles devaient avoir lieu en février 2007. Et là encore, Monsieur trouvait moyen de me montrer que c’était un grand sacrifice : il trouvait ridicule et pas commode du tout de venir avec ses parents demander ma main : “Si seulement, je pouvais le faire par mail !” me disait-il, agacé qu’il était par cette “corvée” qu’il ne pouvait décidemment pas esquiver. Pour le mariage, ma mère tenait à organiser une grande cérémonie, ce qui n’était pas vraiment pour plaire à Ahmed qui était en fait tout à fait contre : “Pas question de dépenser un centime pour nourrir les autres”. Je comprenais sa vision des choses puisque moi non plus je n’aimais pas les grandes festivités, mais dans mon cas, c’était différent : je suis enfant unique, et par ailleurs, ma mère proposait de tout financer et elle en avait les moyens. Ahmed cherchait alors d’autres excuses : “Je trouve le mariage marocain ridicule. Si ta mère insiste pour le faire, qu’elle le fasse, mais ne comptez pas sur moi pour y assister !” C’en était trop ! Mais l’amour est toujours là pour m’aveugler. J’ai fini par en parler à ma mère qui attendait juste mon feu vert pour annoncer la bonne nouvelle à la famille.
QUELQUES JOURS APRÈS, Ahmed est venu chez moi à Casablanca et m’a demandé pardon : “On ne peut pas continuer ensemble. Je n’arrive pas à me projeter dans l’avenir. Je n’ai plus confiance en rien…” C’était le choc de ma vie. Tout s’est écroulé. Au début, je ne ressentais rien. J’ai finalement été prise dans une hystérie de pleurs et de cris. Le schéma classique d’un breakheart !
J’AI PLONGÉ DANS LA DÉPRESSION et dit à mes amis que j’avais perdu un proche. Je me rappelle encore de mon employeur qui m’a appelée pour me présenter ses condoléances, m’expliquant que la vie devait quand même continuer… Pendant 15 jours, je prenais le train presque quotidiennement pour Rabat afin de convaincre Ahmed de reprendre notre relation en lui promettant que si l’idée du mariage lui faisait aussi peur, j’étais prête à ne plus en parler. En vain…
TOUT ÉTAIT PERDU.Mon château s’est écroulé ; j’ai perdu goût à la vie. Je ne savais plus cuisiner, faire les courses, prendre mon bain. La vie devenait soudainement lourde et inodore. Il est vrai que pendant quatre ans, j’avais perdu tout contact avec mes amies parce que je ne voyais plus que lui et n’appréciais la compagnie de personne d’autre. Suite à notre rupture, je pleurais en permanence : au travail, dans la rue et à chaque fois que je voyais un couple heureux ou encore un bébé… ça a duré un an. J’ai trouvé entre temps un travail… à Rabat ! C’était exactement le poste que je cherchais. J’ai fait un voyage de 5 semaines en Amérique pour tout oublier. Pendant deux ans, j’ai pansé mes plaies. J’ai finalement réussi à assumer ma défaite, à mépriser mon ex et à renaître. Pendant cette longue convalescence, je replongeais de temps en temps dans certains détails déplaisants de notre vie à deux que je n’arrivais pas à expliquer à l’époque et tout d’un coup, comme par enchantement, tout s’expliquait ! Je m’en voulais d’avoir été si stupide.
AUJOURD’HUI, je me dis que j’ai eu de la chance de ne pas être restée avec lui. J’ai rencontré l’homme de ma vie, mon mari, qui m’aime et avec qui je vis depuis un an. En pensant à mon bonheur, je ne peux m’empêcher d’avoir une pensée pour Ahmed à qui je dis en toute honnêteté : “Merci de m’avoir quittée”.