Sur la scène, au milieu du restaurant du Petit Rocher, un lieu branché de la côte casablancaise, les mains des musiciens remuent sur leurs instruments. Devant un parterre d’amateurs venus dîner dans une ambiance cosy, la musique s’élève. On se croirait dans une cave musicale parisienne. Depuis quelque temps, un orchestre a élu domicile au milieu des tables face à un public avide de bonnes ondes et de fête. La chanteuse entame son récital : un timbre original à la fois doux et rock, puissant mais mesuré, donne un concert d’une excellente qualité. Ce soir, c’est Audrey Sara, une Française installée entre Marrakech et Casablanca depuis cinq ans, après plus de vingt ans de carrière musicale derrière elle, qui fait le show. “J’ai commencé ma carrière à 17 ans, dans des karaokés puis dans des piano-bars. Comme souvent, c’est une rencontre qui m’a vraiment lancée : un membre de l’orchestre de Jean-Jacques Goldman a cru en moi et m’a soutenue. J’ai pu faire mon premier album en France, puis d’autres ont suivi en Suisse et en Allemagne”, raconte la chanteuse. Face à elle, dans la salle comble, le public apprécie le spectacle. “Les shows d’artistes en live apportent vraiment un plus à nos soirées. C’est plus vivant que d’écouter toujours les mêmes disques”, explique un trentenaire venu assister au spectacle. “J’oublie parfois complètement que je suis à Casablanca. J’ai l’impression d’être ailleurs”, raconte une autre cliente venue dîner en musique. “Ici, on sent le public réellement à l’écoute. C’est très agréable de recevoir cette reconnaissance”, commente Audrey Sara.
Aux origines du live
Aujourd’hui, face à l’engouement, la formule s’est répandue de Casablanca à Marrakech. Le public très demandeur vient chanter et danser au son de groupes venus du Canada, de France mais également du Maroc. Les concerts dans des restaurants ou des bars permettent ainsi à des artistes locaux de se faire une notoriété. Le phénomène n’est pas né au Maroc. Aux origines, il faut remonter aux “caf’conc’” et aux cabarets qui ont lancé quelques grands noms de la variété française puis aux caves parisiennes et new-yorkaises qui ont abrité les premiers groupes de jazz et de rock.
À Casablanca, c’est l’Amstrong, qui, il y a vingt ans, a introduit les groupes musicaux en live sur une petite scène, à la manière d’une cave musicale new-yorkaise. Résultat : un succès jamais démenti. “Ce phénomène des live band a explosé à Casablanca il y a un an ou deux, après le succès de quelques établissements, commente Michel Botbol, gérant de l’Amstrong, pour autant, Casablanca demeure une quasi-exception dans le monde, puisque même dans les grandes villes comme Paris ou Londres, les shows en live sont assez peu nombreux. Cela reste un luxe pour le public et un privilège.” D’autres bars ont surfé sur la vague : la Calèche, le Boudoir ou le Petit Rocher à Casablanca, le Jad Mahal, le So ou le Lotus à Marrakech.
“Les Marocains sont des gens festifs qui veulent le meilleur pour leurs soirées : pas seulement un bon dîner mais aussi une animation, un artiste en direct et un DJ” poursuit-il. “Ce n’est pas simplement une mode”, explique Laurent Kremer, ex-directeur artistique du Jad Mahal de Marrakech, aujourd’hui musicien indépendant. “Dans les restaurants, les boîtes et les cafés branchés, à l’instar de toutes les autres capitales mondiales, s’est installé ce réflexe du live.”
Bouche-à-oreille à succès
Mais au Maroc, les professionnels du milieu s’accordent à dire que c’est le bouche-à-oreille qui fait décoller les carrières. La concurrence est rude. “Il faut beaucoup de réseau pour pouvoir travailler. Ce n’est pas forcément sur la qualité et les compétences que l’on est sélectionné pour un show”, explique Laurent Kremer.
Réputation et recommandation entre connaisseurs : ce sont les principaux facteurs qui vont compter pour être retenu et convaincre les gérants de bars et de restaurants. “Les patrons sont encore assez frileux en matière artistique. Ils ne veulent prendre aucun risque” explique Audrey Sara. “La culture de la patience, de la qualité, qui fait que l’on peut apprécier une session acoustique ou un artiste seul avec sa guitare, n’est pas encore partagée par tous. On est encore dans une culture de la consommation où les gens veulent écouter toujours les mêmes titres. Mais les goûts évoluent doucement.” Un public averti commence à apparaître. “Il est composé d’urbains ayant pour la plupart voyagé ou vécu à l’étranger. Ils sont plus ouverts musicalement, ce qui leur permet d’exiger plus et mieux”, explique Faty S, chanteuse à Casablanca et Marrakech. Difficile aussi pour les gérants de garder l’exclusivité sur un artiste qui marche. “Il y a aujourd’hui beaucoup de concurrence et les artistes ne sont pas liés par un contrat. On doit donc composer sans l’exclusivité”, conclut Michel Botbol.
La vie d’artiste
Même si la formule des soirées live cartonne, vivre de son art pour un chanteur au Maroc reste difficile. “Il faut cumuler au moins quatre soirs par semaine pour parvenir à s’en sortir financièrement, en comptant quelques évènements en complément”, raconte Fatima-Zahra Sedkane, artiste chanteuse de Casablanca. “Une soirée est payée environ 1.000 DH, parfois un peu moins si on chante souvent dans le même endoit. Cela dépend aussi du nombre de soirs que l’on fait. À ce tarif, en ayant un peu de réseau et en étant débrouillard, on peut vivre et bien vivre en étant artiste”, confie Audrey Sara.
Comme pour de nombreux autres métiers indépendants, celui d’artiste exige de rester vigilant pour parer aux disettes des mois calmes. “J’ai commencé pendant un été de Ramadan, durant lequel il y a eu peu de demandes. Ça a été très dur financièrement. Je n’avais pas prévu ce vide professionnel. Mais avec l’expérience, on apprend à gérer les mois bien remplis et les mois plus légers”, raconte Faty S. Rien n’est jamais acquis cependant, même pour les artistes ayant une longue expérience. “C’est un métier intense. Il n’y a que peu de sécurité professionnelle mais c’est un choix à faire. En contrepartie, il permet de voyager, de faire de belles rencontres et de vivre de sa passion”, conclut Audrey Sara.