J’ai toujours rêvé de travailler pour un cabinet de conseil. Diplômée en sciences politiques, en littérature anglaise et en sociologie, je pouvais compter à mon actif sur plusieurs années d’expérience dans divers bureaux d’études. Le jour où j’ai reçu ce coup de fil du fleuron des cabinets de conseil, j’ai eu la plus belle émotion de ma vie.
La DRH de cette entreprise d’envergure internationale me convoquait pour un entretien car un poste venait de se libérer. L’entretien avec ma future chef, une dame au look impeccable et à la compétence indiscutable, s’est très mal passé. Appelons-la Ghita. Intimidée par mon interlocutrice, j’ai fourni une performance médiocre. Mes réponses étaient tout sauf brillantes et pourtant, je connaissais les thématiques abordées. Quand j’ai appris, quelques semaines plus tard, que j’étais retenue pour le poste, je suis tombée des nues. Je me suis pincée et j’ai rappelé pour être certaine qu’il n’y avait pas erreur sur la personne. Le jour de la signature du contrat, j’étais aux anges. Ghita m’a reçue aimablement. J’ai cru bon de commenter notre premier entretien en insistant sur ma piètre prestation. Elle a rétorqué sur un ton neutre qu’en effet, je n’avais pas été parmi les meilleurs à l’entretien mais que mon dossier était solide, mon expérience intéressante et, surtout, qu’elle avait perçu chez moi une « niaque » absente chez les autres candidats. Je me sentais redevable. Elle m’a ouvert toutes grandes les portes du rêve et je tenais à lui démontrer qu’elle ne s’était pas trompée.
Dès le premier jour, j’ai mis les bouchées doubles. J’apprenais encore et encore. Essayant d’apporter de la plus value à mes dossiers, j’en faisais parfois trop. Ghita me recadrait. Avec tact. Le rêve continuait. Ma période d’essai a été concluante. Je fus embauchée en CDI. Et félicitée chaudement par Ghita. Cette consécration inaugura un tournant dans mon rapport à ma supérieure. Est-ce parce qu’une fois confirmée dans mon poste, j’ai pu respirer et m’octroyer le droit d’analyser mon nouvel environnement ? Toujours est-il que Ghita, sans descendre de son piédestal, m’est apparue sous un nouveau jour. Elle était très compétente, j’apprenais beaucoup à ses côtés mais quelque chose me gênait : elle était (trop) familière avec son équipe, majoritairement composée de filles. En aparté, elle se racontait beaucoup, dévoilant des éléments privés de sa vie. Pudique de nature et réservée, je ne m’épanche jamais. Cette facette de Ghita m’indisposait. Certaines collègues expliquaient cette propension par notre nature méditerranéenne que Ghita, bien qu’ayant été diplômée dans les meilleures universités anglo-saxonnes, gardait malgré tout. Mon malaise s’accentua le jour où elle me convoqua dans son bureau pour me demander si tout allait bien. Et pour cause, un collègue lui avait rendu compte d’un échange au cours duquel j’avais confié flirter avec le burn out. J’étais éberluée. Cet échange avait effectivement eu lieu mais il n’aurait en aucun cas dû arriver aux oreilles de ma supérieure. Nous étions sous pression car la boîte devait rendre une étude stratégique commandée par notre plus gros client institutionnel. J’accumulais les nuits blanches, désireuse de rendre un rapport mémorable. C’était la première mission importante à laquelle je participais dans l’entreprise. J’ai rassuré Ghita. Je l’ai remerciée pour sa compassion. Et j’ai tourné la page. Jusqu’à ce jour où ma chef, en public, s’est permis de ridiculiser une ancienne collaboratrice, utilisant des confidences confiées par cette dernière pour l’humilier. Ce soir-là, j’ai mal dormi. Envolée la quiétude. Je commençais à percevoir la perversité de ma supérieure et à comprendre ses stratagèmes : elle mettait ses collaboratrices en confiance, les incitant à lui « rapporter » ce qui se disait en son absence. Toutefois, la nature des dossiers que nous traitions m’amenait à apprendre toujours plus. Je sentais que je faisais des pas de géant. Les réunions avec les clients étaient stimulantes. Je commençais à étoffer mon carnet d’adresses. Et à « dealer » avec la perversion avérée de ma patronne. Je voyais à présent clair dans son jeu insidieux.
Elle a certainement noté un changement dans nos rapports et commencé à me mettre sérieusement la pression, exigeant l’impossible. Je travaillais 14 heures par jour et passais mes week-ends à rédiger des notes, parfois sans aucun lien avec mes missions. Un vendredi soir, elle m’a convoquée dans son bureau pour me remettre des piles de notes à mettre au propre pour le lundi. Quand j’ai refusé, arguant que j’avais déjà suffisamment de travail, elle m’a rétorqué qu’étant célibataire, je pouvais bien dédier mes week-ends l’entreprise qui avait bien voulu m’embaucher. J’ai commencé à me poser de sérieuses questions sur sa santé mentale. Mais je me suis dépêchée d’oublier cet incident. Quelques mois plus tard, elle a désigné une collègue pour présenter le compte-rendu du projet que je chapeautais depuis des mois à un gros client. J’ai illico décidé d’avertir la hiérarchie. Le directeur m’a écoutée poliment. Puis il a approuvé la décision de Ghita, m’indiquant au passage qu’elle représentait l’un des meilleurs éléments de l’entreprise.
Ce soir-là, j’ai décidé de présenter ma démission. De mettre fin à ce cauchemar. Mon travail était irréprochable mais ses attaques systématiques portaient sur ma personne et ma vie privée. Elle nous harcelait toutes moralement. La direction générale savait mais la couvrait car elle faisait du chiffre. Avant d’officialiser ma démission, j’ai commencé à me renseigner sur le traitement juridique de ce genre de situation. J’ai contacté des professionnels. Et je me suis rendu compte que mon préjudice n’était pas recevable juridiquement faute de preuves tangibles. J’ai donc abandonné l’idée de poursuivre Ghita pour harcèlement. Mais je sors forte de cette expérience. Mentalement et professionnellement. Je ne serai plus jamais victime de harcèlement. J’ai appris à détecter le fonctionnement des harceleurs, fut-il subtil.