Propos recueillis par Houria Abdelghani Après dix-sept ans de vie commune, j’avais fini par quitter un mari violent qui s’adonnait à la boisson et au jeu. Cela s’était fait, bien évidemment, contre l’avis de mes parents qui ne comprenaient pas comment, lorsqu’on avait résisté aussi longtemps, on pouvait au final déclarer forfait. Dans ma famille proche, personne n’avait jamais divorcé, et la perspective terrifiante de me retrouver avec deux enfants à charge me fut brandie à plusieurs reprises. Physiquement et moralement très éprouvée par la cohabitation avec mon ex-époux, j’ai aussi tenu bon dans ma décision parce que, sur le plan pécunier, il y avait déjà bien longtemps que je ne comptais que sur moi-même et mon travail. Et après ? Après, c’est le bonheur de ne plus entendre de cris et d’insultes résonner dans la maison et de pouvoir sourire de nouveau à la vie. SUR LE PLAN LOGISTIQUE, la période de transition fut réellement pénible : j’ai dû louer un minuscule trois pièces dans un quartier moins coté, expliquer longuement à mes deux enfants (mon fils de treize ans et ma fille de cinq ans) ma séparation avec leur père, en ménageant leur sensibilité et en usant de mots adaptés. Avec le temps, S, mon fils, semblait avoir accepté cette situation. Si, au cours de nos conversations, il gardait le silence ou répondait par monosyllabes, il ne manifestait,par contre, aucune agressivité. Je pense qu’il avait été lui-même traumatisé par les scènes conjugales dont il avait été le spectateur malgré lui et, quelque part, il avait compris que c’était mieux ainsi…
LES CHOSES SE REMIRENT peu à peu en place. Avec mes parents, je m’étais arrangée pour m’organiser au mieux. Les enfants atterrissaient souvent chez eux, quand j’étais trop sollicitée par mon travail. Pendant deux ans, je n’ai eu aucune vie sociale, ou très peu. Lors des rares instants de loisirs, j’essayais de profiter au mieux de la compagnie de mes enfants. S. qui était devenu pubère avec trois poils de barbe, me faisait rire parce qu’il jouait au petit homme avec moi et sa petite soeur, cherchait noise à un commerçant qui me répondait mal, scrutait les factures avec moi et avait adopté une attitude très protectrice. Je reconnais avoir sans doute ma part de responsabilité dans ce qui allait suivre. Sans doute lui ai-je laissé occuper la place qu’aurait dû avoir un homme à mes côtés… TOUJOURS EST-IL QUE, dans cette vie ronronnante et qui allait cahin-cahan, je ne me projetais pas ad vitam æternam (après tout, je n’avais que quarante-cinq ans !). Ma solitude affective commençait à me peser et les bras d’un tendre compagnon me manquaient. En outre, coquette et soignée, j’aurais haï ressembler à une mamma et continuais à faire des efforts vestimentaires et à entretenir ma forme. Malgré tout, j’étais suffisamment lucide pour ne me faire aucune illusion sur le sort amoureux d’une divorcée lestée de deux enfants au Maroc ! L’AMOUR ME TOMBA dessus sans crier gare, un beau matin, en la personne de R., un fringant quinquagénaire qui habitait une autre ville, mais amené à travailler avec nous sur un projet d’envergure dans ma région. Dès que je lui parlais, mon coeur battait la chamade. Un dosage de virilité et de douceur qui laissait présager d’une grande sensibilité… Mais j’allumais derechef mes warnings : l’homme était certainement marié. Certainement un séducteur de la pire espèce, si la première hypothèse se confirmait, sans doute affublé d’une tare quelconque, si libre de tout engagement. Faux sur toute la ligne! Après un rapprochement très rapide, je compris que mon coeur ne m’avait pas trompée : il était veuf, avec trois enfants adultes, intelligent, attentionné, attachant au possible, équilibré, moderne, et il me fit sa demande en mariage, trois mois seulement après notre première rencontre, assortie d’une pointe d’humour : “Of course, je t’épouse avec tes deux excédents de bagages qui viendront vivre avec nous !”. Ouf ! Je dis oui sans réfléchir, ébouriffée de bonheur, n’en revenant pas de ma soudaine bonne fortune. Devoir changer de ville et de lieu de résidence ne m’apparaissait même pas comme un obstacle. L’essentiel était ailleurs : dans le tendre éclat de son regard, j’aperçus le Nirvana. AYANT QUITTÉ depuis un moment la planète Terre, les problèmes qui allaient débouler me firent redescendre de mon septième ciel. Retour sur le plancher des vaches. Ma mère se livra à une crise de nerfs à l’annonce de la nouvelle et mon père me dit, très calmement, qu’il allait skkhat aâliya (me renier) si je faisais une chose pareille : “Tu as des enfants et, si toi, tu as raté ta vie personnelle, tu ne vas pas leur faire subir davantage les conséquences de tes actes”. En gros, pour l’équilibre de mes chérubins, déjà mis à rude épreuve, je devais sacrifier mon épanouissement personnel qui ne représentait qu’un enjeu très secondaire par rapport à celui de leur éducation. J’ai pris cela comme une gifle cuisante. En somme, je ne représentais pas grand-chose pour mes parents et au-delà, pour la société toute entière : une mère tout au plus, après avoir été une femme soumise qui aurait dû se sacrifier dans un premier mariage, même s’il n’avait plus de sens. Une moitié d’être humain qui n’avait pas droit au bonheur. Je partis trés déçue, sans rien ajouter, mais encore plus déterminée à aller au bout de mon choix. Dans cette première épreuve, R. m’a soutenue et, extra comme il est, il me suppliait même de ne pas en vouloir à mes parents qui avaient leur façon de voir les choses, conflit générationnel oblige. NÉANMOINS, le pire restait à venir… Et, j’avais beau me répéter la conversation à tenir à mon fils (pour trouver les bons mots), la confrontation fut épouvantable. Lorsque j’osai parler amour entre R. et moi, je me vis confrontée à des mots très durs : “Tu as quarante-cinq ans ; tu es vieille. L’amour, c’est pour les jeunes!”. Ou encore : “Je n’ai aucune envie d’aller vivre à Marrakech chez ce c…
Si tu veux partir avec lui, tu n’es plus ma mère”. Je compris aussi qu’il y avait de la jalousie envers un autre homme qui, en quelque sorte, lui prenait sa place. Mais pas seulement… Je lui proposai très calmement de rencontrer R. avant de le juger mais il n’écoutait plus. Il me balança cruellement : “La mère d’Amine (ndlr : son copain de classe) est divorcée, mais jamais, elle ne lui fera ça, elle! Elle ne lâcherait jamais son fils pour un c… !”. Lorsque je repris la parole pour essayer de le convaincre que se remarier ne signifiait aucunement abandonner ses enfants, il franchit le dernier cran du respect. Il hurla : “C’est pour le sexe, hein ? Une vieille comme toi ; quelle honte !”. Impossible de le calmer, ni de lui faire entendre raison. Il insista pour aller dormir chez ses grands-parents et, de guerre lasse, je finis par céder. Mes parents allaient sans doute être ravis d’être confortés dans leur opinion, mais je m’en fichais. Pour fermer l’oeil, cette nuit-là, je pris une forte dose de somnifères. Et, comme je ne savais plus trop où j’en étais, je demandai une période de réflexion à R, qui se montra fort compréhensif. Nous reportâmes les noces à une date ultérieure. DEPUIS, pour que mon fils accepte de me revoir et de revenir à la maison, j’ai dû écarter complètement l’éventualité du remariage et même de ma relation avec R. (de qui on ne parle plus, comme s’il n’existait pas). Je le vois donc en cachette, en attendant des jours meilleurs. La vie est si mal faite…