Les termes psychiatriques tel que “bipolaire”, “pervers narcissique”, “paranoïaque”, “schizophrène”, “dépressif”, etc. ne sont plus confinés aux seuls cabinets des spécialistes. Ils s’invitent dans les débats télévisés et prolifèrent dans les étalages, parfois même davantage que dans les institutions de santé mentale. Ils sont même banalisés dans les discussions privées. Sur Internet, c’est un véritable raz-de-marée : des articles et des vidéos prétendent tout expliquer, de “Comment repérer un pervers narcissique ?” à “Mon enfant est-il autiste ?”.
Une simple recherche Google sur un symptôme affiche une liste de pathologies répondant à toutes les questions, même les plus intimes. “Un grand nombre de mes patients arrivent avec des diagnostics déjà posés, souvent erronés”, confie Dr. Ghita Khayat, psychiatre, psychanalyste, anthropologue et écrivaine. Et pourtant, même lorsque les informations sont justes, cette spécialiste avertit des risques : “La précipitation vers l’autodiagnostic peut compliquer la compréhension et l’acceptation de notre propre maladie”, souligne-t-elle.
Une affaire de confiance
Se sentir bien dans sa peau, réussir dans la vie, et maîtriser ses émotions ont toujours été des aspirations centrales dans la société, au moins depuis que l’épanouissement individuel est devenu une valeur fondamentale. Mais aujourd’hui, la question du bien-être mental prend une importance croissante, comme si la notion de “saint d’esprit” avait évolué. En effet, une étude récente de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) révèle qu’en 2019, une personne sur huit dans le monde, soit 970 millions de personnes, souffrait principalement des troubles anxieux et dépressifs. Avec l’avènement de la pandémie de COVID-19 en 2020, le nombre de personnes touchées par ces problèmes a augmenté de manière significative. Les premières estimations indiquent une augmentation de 26% pour les troubles anxieux et de 28% pour les troubles dépressifs majeurs en seulement un an.
Alors que le nombre de cas semble croître, la quête de sens et de compréhension face à nos tourments nous pousse à scruter chaque “symptôme” ou “critère” avec attention. Que ce soit au détour d’une recherche en ligne ou lors d’une conversation entre amis, cette tendance à s’identifier se révèle de plus en plus présente. “Il semble que de nos jours, les gens ressentent un besoin pressant de mettre des mots sur leurs souffrances”, remarque Ghita Khayat. Mais cette démarche comporte des risques, avertit la psychiatre soulignant que certains patients accordent à tort plus de crédit à leurs propres recherches qu’à l’expertise des professionnels de santé.
Plusieurs études ont mis en évidence l’impact de l’information sur les comportements des individus et, par extension, sur leur bien-être général. L’auto-diagnostic peut même renforcer le scepticisme des patients à l’égard des professionnels de la santé. D’ailleurs, Sonia Guemmi, psychologue clinicienne, met en lumière les défis auxquels sont confrontés les psychiatres et les psychologues dans leur tentative de dissiper les malentendus ou les fausses croyances sur les troubles mentaux. “Certains patients s’accrochent fermement à leurs propres convictions ou autodiagnostics. D’autres sont tellement imprégnés de leurs croyances qu’ils cèdent au pouvoir de la suggestion, ou s’enferment dans l’étiquette qui leur a été attribuée”, explique-t-elle. D’après la psychologue, il est parfois difficile d’expliquer la réalité de la situation à ces patients, et certains peuvent même avoir l’impression que les professionnels cherchent à minimiser leurs souffrances “en ôtant l’étiquette ou en ébranlant la croyance en question”. Mais pourquoi ce besoin de vouloir absolument qualifier nos souffrances de maladies ?
Des mots sur les maux
Tout au long de l’histoire, différentes figures de guérisseurs ont pris en charge les souffrances mentales, des chamans aux psychiatres en passant par les hommes de loi et les religieux. Cependant, le statut de ces troubles a toujours été ambigu. Autrefois, avant même l’avènement de la révolution industrielle, ces perturbations comportementales n’étaient pas considérées comme des maladies, mais plutôt comme des conditions sociales acceptées ou réprimées, tout comme la pauvreté ou l’itinérance. Cette évolution dans la perception de la santé mentale est également observée dans la société contemporaine. “Le Maroc prend désormais de plus en plus conscience de l’importance de la santé mentale des citoyens”, rapporte le psychosociologue et professeur à l’Université Cadi Ayyad, El Mostapha Saaliti. Cette prise de conscience croissante a conduit à une meilleure compréhension des souffrances mentales et à une reconnaissance de l’importance de les traiter de manière adéquate.
Dans la même veine, Ghita Khayat souligne l’importance de donner un nom aux souffrances, offrant ainsi une reconnaissance essentielle à ceux qui les endurent. Cette démarche va bien au-delà de l’étiquetage : elle ouvre la voie à des soins adaptés et accessibles. “En identifiant précisément les maux, les patients peuvent être orientés vers des professionnels compétents et bénéficier de traitements adaptés à leur situation”, enchérit la psychiatre. Ceci dit, elle appelle à la prudence, mettant en garde contre une médicalisation excessive qui risque de transformer les défis de la vie quotidienne en troubles médicaux, ce qui pourrait altérer notre compréhension globale de la santé mentale. “Chaque personne a son propre vécu, sa propre personnalité”, insiste la psychiatre.
Pour sa part, El Mostapha Saaliti pointe du doigt la surmédicalisation croissante des troubles mentaux et la tendance à étiqueter toutes les souffrances comme des troubles psychologiques. “Nous constatons de plus en plus la prolifération de pseudo-psychologues sur les plateformes en ligne, offrant des analyses de pathologies sans qualification ni fondement scientifique”, souligne-t-il. Cette tendance incite les individus à comparer leurs symptômes à ceux de certaines pathologies, les entraînant ainsi vers l’auto-diagnostic. Pour le psychosociologue, cette approche simpliste contredit les principes de la psychologie scientifique. “Un diagnostic authentique va bien au-delà de la simple description des symptômes, exigeant une analyse clinique approfondie pour comprendre l’origine et la structure de la maladie”, affirme-t-il avec conviction.
Une approche humaine
Au-delà de la simple accessibilité, le langage de la psychologie s’est répandu à une vitesse impressionnante, s’infiltrant dans chaque recoin d’Internet. Des vidéos éducatives aux articles de vulgarisation, en passant par les stories captivantes et les émissions en ligne, le sujet est omniprésent. Il semble que nous ayons toutes croisé un “pervers narcissique”, un “bipolaire”, un “dépressif” ou même un “schizophrène”. Ces termes sont désormais monnaie courante dans nos conversations numériques, que ce soit sur les réseaux sociaux ou dans les médias en ligne. Et les tests de toute sorte sont à portée de clic pour savoir si nous sommes dotés d’un “QI élevé”, si nous souffrons de “manie” ou si nous sommes “hypersensibles”. “Souvent utilisées aux États-Unis, ces diagnostics basés sur des cases à cocher, peuvent conduire à des conclusions imprécises, contrairement à l’approche plus individualisée des praticiens européens”, précise Ghita Khayat. Pour elle, la subtilité du thérapeute et son évaluation clinique sont essentielles pour établir un diagnostic précis, bien au-delà des informations en ligne.
Ainsi, dans une société où le bien-être mental prend une place de plus en plus importante, il est impératif de se questionner sur les répercussions de cette volonté de catégoriser chaque comportement et chaque individu. Alors que la société évolue et que la sensibilisation à la santé mentale progresse, il est légitime de se demander si cette tendance à l’étiquetage est bénéfique. “Il est crucial de comprendre qu’un diagnostic standardisé, applicable à tous, n’existe pas”, martèle la psychiatre, poursuivant que malgré l’abondance d’informations disponibles en ligne, le soutien, les conseils et l’empathie offerts par les professionnels de la santé mentale restent irremplaçables. “Il incombe aux praticiens de résister à cette tendance et de maintenir leur engagement envers leurs patients, offrant des soins personnalisés et holistiques”, conclut la psychiatre.
Voyez-vous de plus en plus de personnes opter pour des diagnostics rapides lorsqu’il est question de problèmes mentaux ?
Oui, cette tendance est observée depuis un certain temps, mais elle s’est accentuée récemment. Autrefois plus courante dans le domaine de la santé en général, la pratique du diagnostic facile s’est répandue avec l’essor des discussions sur la santé mentale sur les réseaux sociaux. Des plateformes comme Instagram et TikTok ont contribué à briser les tabous, incitant ainsi davantage de personnes à s’informer sur la santé mentale, ce qui peut influencer leur perception de leurs propres symptômes.
Quels pourraient être les problèmes rencontrés par ceux qui recherchent des diagnostics sans consulter un professionnel de santé ?
Cela peut d’abord accentuer l’anxiété et le stress chez l’individu concerné. Ensuite, cette pratique risque de renforcer les perceptions négatives de soi-même et des autres, créant ainsi des barrières supplémentaires
à la recherche d’un traitement approprié. Cette démarche non supervisée peut donc non seulement aggraver les symptômes existants, mais aussi compromettre le bien-être mental global de l’individu en le plongeant dans un cercle vicieux de souffrance et d’auto-remise en question.
Comment les psychologues peuvent-ils sensibiliser le public à l’importance de l’évaluation professionnelle ?
Effectivement, les psychologues peuvent sensibiliser le public à l’importance de cette évaluation en fournissant des informations précises et accessibles sur les troubles mentaux. Ils démystifient également les stigmates associés à la santé mentale et mettent en avant l’importance d’une évaluation approfondie par un professionnel qualifié. À travers des consultations individuelles et des programmes adaptés, ils peuvent encourager les individus à rechercher une assistance professionnelle lorsque cela est nécessaire, plutôt que de se fier uniquement à des informations en ligne.