L’amour est-il intemporel ou s’adapte-t-il à chaque époque ?
Je partage la vision lumineuse de Christiane Singer : “L’amour n’est pas un sentiment. C’est la substance même de la création.” À travers les âges, il demeure ce que l’âme humaine aspire à vivre pour incarner son humanité. Chaque civilisation l’a invoqué, célébré et traduit dans des formes et des nuances infinies. Sans amour, rien n’a de sens, or nos sociétés butent aujourd’hui sur la question du sens à donner à la vie lorsque la machine du progrès vrille en nous détournant trop souvent de l’essentiel. Redonner à l’amour toute sa place, est certainement l’un des enjeux de notre siècle, face à la violence économique de systèmes qui ont totalement modifié notre conception de la valeur en augmentant notre désir d’avoir et de consommer, plutôt qu’en aiguisant notre savoir-être. Or sans amour rien n’a de sens, et nos sociétés butent aujourd’hui sur la question du sens à donner à la vie lorsque la machine du progrès vrille en nous détournant trop souvent de l’essentiel. Au Maroc, l’amour se heurte à des normes sociales et législatives inadaptées à l’évolution de notre époque. Il faut que l’amour puisse se vivre sainement entre deux personnes adultes, consentantes, en abrogeant l’article 490 qui criminalise les relations hors mariage alors que les conditions économiques freinent l’engagement de nombreux jeunes. Avoir le courage d’avancer sur la question de la place des hommes et des femmes dans la société comme le met en avant la récente campagne Manchoufouch, car comment parler d’amour dans une société où tant de stéréotypes de genre circulent encore ?
Comment le dépeignez-vous dans vos œuvres et comment jugez-vous sa représentation actuelle ?
Ce que je mets en lumière et ce que j’interroge, surtout, c’est la magie du lien, cette part de mystère insondable qui unit les êtres, et qui les relie au monde. J’écris plutôt sur ce qu’il invite à franchir et à traverser comme source de connaissance, de l’autre et de soi. Comment il permet aux personnages d’évoluer et de grandir, de se transformer…
Comment les séries, plateformes et romans façonnent-ils notre vision de l’amour ?
Au-delà de l’amour romantique, qui demeure emblématique, notre époque questionne ouvertement l’amour sur les catégorisations de genre. Frontalement, sur les rapports de domination, d’emprise, de violence et d’abus qui s’exercent en son nom. Et philosophiquement, avec la technologisation qui a aujourd’hui transformé nos modes d’être et d’interagir. Il en résulte une espèce de fascination pour la pureté des histoires d’amour d’adolescents qui le vivent sur un mode héroïque, absolu, total, comme l’illustre la série Normal People par exemple, adaptée du grand succès de librairie de de Sally Rooney…
Quelle est la plus grande menace pour l’amour aujourd’hui ?
La difficulté à donner la place à la présence et à l’écoute. “La beauté de l’amour, c’est l’interpénétration de la vérité de l’autre en soi, de celle de soi en l’autre, c’est de trouver sa vérité à travers l’altérité”, soulignait Edgar Morin. Sans reconnaissance de l’altérité, pas d’amour véritable possible, or quel est cet autre, s’il n’est pas vu comme un être, un sujet à part entière et juste construit comme un objet de désir ? Au défi ancien de la vision patriarcale d’une société où la femme doit encore combattre pour être pleinement reconnue comme sujet émancipé, où les hommes doivent déconstruire les normes de la virilité traditionnelle pour accéder à leurs émotions, s’ajoute le défi contemporain posé par la facilité extrême qu’apporte le développement du virtuel qui rend la connexion à l’autre plus complexe, plus aléatoire, donc plus dangereuse dans la réalité. La difficulté à admettre sa vulnérabilité dans un monde socio-économiquement tourné vers les valeurs de performance et de réussite empêche d’accueillir authentiquement l’autre. Quelle place donner au hasard de la rencontre, au temps de la relation, au principe de l’engagement, dans les sociétés où le mode de vie urbain est marqué de plus par le rythme de la modernité ? Quelle place donner à la pureté du lien quand les problématiques économiques et matérielles sont érigées en critères d’engagement ?
Le langage amoureux a-t-il évolué ? Que révèle ce changement sur nos émotions ?
Dans une société encore dominée par une culture virile, montrer ses émotions amoureuses demeure tabou. La campagne Manchoufouch, en partie conçue par des jeunes, pour promouvoir des masculinités égalitaires, “co-responsables et non violentes” en évoque l’importance dans l’un des slogans de sa campagne : “exprimer ses émotions n’est ni un signe de faiblesse, ni une raison de se sentir honteux.”
L’amour est-il aujourd’hui plus libre ou plus fragile ?
Avoir travaillé ses propres blessures ouvre à la possibilité d’aimer dans la liberté du lien, non dans l’attachement. “Nous croyons que l’amour vient de nous être octroyé par la personne que nous aimons – et que cette personne détient l’amour. Or l’amour n’est aux mains de personne. Ni entre mes mains, ni entre les siennes. Il est entre nous. Il est ce qui, entre nous, s’est tissé depuis notre première rencontre, ce que l’espace insaisissable entre nous a engendré et continue d’engendrer d’instant en instant. Une œuvre fluide et perfectible à l’infini”, rappelle si justement Christiane Singer.
Sommes-nous dans une ère de “surconsommation” de l’amour ?
Des couples ont formé d’heureux mariages sous les auspices d’internet. Mais les applications de rencontre favorisent également des comportements compulsifs, addictifs, où l’autre est perçu comme simple objet de plaisir, de désir éphémère, de pure consommation. Est-ce que le problème réside dans l’outil ou dans la pratique que l’on en a ? À partir du moment où l’on agit en conscience, on cesse de se laisser piéger par les comportements de dérives et de fuite que favorise l’accès rapide, ludique et facile de la technologie.
À une époque où tout semble jetable, peut-on encore aimer “pour toujours” ?
Plutôt que de vouloir aimer “pour toujours”, il convient d’aimer vraiment, d’être authentique à soi-même dans le lien. Cet amour-là échappe aux barrières culturelles, géographiques, religieuses. Il définit son propre espace-temps. “Notre plus grande peur est la peur d’aimer”, disait Christiane Singer, et notre époque donne beaucoup de place à la peur. Mais donne d’autant plus de valeur au véritable amour lorsqu’on le reconnaît sur sa route.