Houda Zekri : “l’interdiction du mariage des mineures pourrait conduire à sa pratique clandestine”

En cette année 2024, le Maroc s’apprête à vivre un moment historique. La promulgation d’un nouveau Code de la famille, expurgé de certaines de ses contradictions. Houda Zekri, consultante en coopération internationale et spécialiste des droits des femmes, partage avec nous son point de vue sur tous les changements qui devraient être introduits dans la nouvelle mouture de la Moudawana.

Quelle évaluation faites-vous aujourd’hui de l’évolution de la situation des droits de la femme au Maroc, notamment depuis l’adoption de la Moudawana de 2004 ?

En matière de droits des femmes, il y a clairement un avant et un après Moudawana de 2004. Personne ne peut nier l’immense répercussion de ce texte sur la situation juridique de la femme marocaine, ne serait-ce que la facilitation de son accès au divorce grâce à la modalité du divorce chiqaq. Certaines réformes ont même contribué à rendre la dignité à la femme comme l’élimination de la tutelle matrimoniale pour les femmes majeures. Ceci dit, les 20 années de pratique de ce code ont démontré deux points fondamentaux : qu’il ne suffit pas d’introduire dans une loi un concept ou de le renommer pour qu’il ait un réel impact sur la société, et que les modifications partielles qui ne remettent pas en question le fondement fiqhi et patriarcal du code, aboutissent à un texte hétérogène et incohérent.

En effet, le concept de la coparentalité introduit par l’article 4 du code de la famille est resté sans impact sur la pratique puisque la répartition sexuée des rôles et des tâches domestiques est demeurée inchangée. Ce concept est même vidé de son sens si on le relie à la tutelle des enfants mineurs. La tutelle est du ressort presqu’exclusif du père impliquant le devoir de prendre soin de ses enfants et de veiller à leur bien-être, à travers la prise de décisions importantes pour eux concernant l’éducation, la santé, le logement et d’autres aspects de la vie courante. Par contre, la mère ne peut exercer cette tutelle que si elle est majeure (pourquoi donc lui permettre de se marier et de fonder une famille si on ne lui fait pas assez confiance pour gérer les intérêts de ses enfants ?) et que le père ne puisse assumer la tutelle pour cause de décès, absence ou perte de capacité. Ce n’est donc pas automatique. Sans oublier qu’un père peut désigner un tuteur testamentaire à son enfant interdit ou à naître de sorte que la mère se retrouve après le décès de son époux, gardienne de ses enfants mais sans autorité juridique sur eux et devant se soumettre aux décisions de la personne désignée comme tuteur testamentaire. Ceci est en totale contradiction avec le concept de responsabilité partagée de la famille.

Un autre exemple des limites de la loi sur certaines pratiques sociales est celui du mariage des mineures. La loi de 2004 a introduit l’égalité entre hommes et femmes par rapport à l’âge légal du mariage tout en gardant la possibilité pour les deux de se marier avant la majorité (18 ans) après autorisation du juge. Cette exception vise tant les hommes que les femmes et existe dans presque toutes les législations du monde. Cependant, le contexte socio-culturel marocain a transformé cette dérogation en une pratique généralisée et touchant exclusivement les femmes.

D’un autre côté, l’implémentation du code de la famille durant ces 20 dernières années a révélé des contradictions intrinsèques au texte dues aux efforts du législateur qui jongle entre le référentiel des droits humains, de la convention des droits de l’enfant et le référentiel religieux fiqhi. Les modifications partielles ont donné lieu à un texte incohérent d’où le besoin d’une refonte générale et courageuse qui vise l’hétérogénéité interne du code mais aussi externe en rapport avec d’autres lois ainsi que les conventions internationales ratifiées par notre pays.

A votre avis, qui est-ce qui pourrait changer dans la Moudawana ?

Il est difficile de prévoir ce qui sera modifié dans la prochaine loi. Cela reste une décision politique et dépendra du consensus des membres de la commission. Mais il y a de fortes probabilités que la tutelle soit révisée pour être partagée entre le père et la mère après le divorce, vu les multiples injustices subies par les mères divorcées et qui ont été exposées à l’opinion publique récemment.

Le mariage des mineures sera très probablement interdit même si personnellement, je doute que ce soit efficace pour en finir avec cette pratique néfaste. Il suffit d’examiner la situation d’autres pays arabo-musulmans confrontés au même phénomène comme l’Égypte par exemple. C’est un pays qui a interdit les mariages de personnes de moins de 18 ans et pourtant, il présente un taux de prévalence de ces mariages de 17% (14% pour le Maroc). Le mariage des mineures n’est pas incriminé dans la législation égyptienne et les unions religieuses ne nécessitent pas d’enregistrement civil, ce qui fait que dans la pratique, les familles ont tendance à enregistrer les mariages une fois que la femme ait atteint la majorité et sans risquer de sanction. De ce fait, l’interdiction légale du mariage des mineures peut conduire à sa pratique clandestine et à le rendre hors de portée de la loi. La focalisation sur le volet juridique uniquement détourne l’attention des approches complémentaires et holistiques visant à impliquer les familles et les communautés, ainsi qu’à soutenir la santé, la sexualité, l’éducation et les services de soutien pour les filles. Il est impératif que le Maroc adopte une approche holistique pour mettre fin au mariage des enfants et s’inspire de la Résolution 41/8 du Conseil des droits de l’homme du 11 juillet 2019 (Conséquences des mariages d’enfants, mariages précoces et mariages forcés).

Interdire le mariage des mineures sans l’accompagner d’une stratégie globale et pluridimensionnelle, n’aura qu’un effet pansement sur ce problème. N’oublions pas que l’option du mariage par fatiha est très répandue encore au Maroc. Il est donc nécessaire d’adopter des stratégies de sensibilisation et de conscientisation de la population ainsi que d’appuyer la mise en œuvre et le suivi de la scolarisation avancée (en offrant des bourses et un logement aux étudiantes), le soutien aux ONG travaillant dans ce domaine, l’implication de tous les acteurs (comme le corps enseignant, la presse et les morchidates), la réforme et la promotion de l’éducation civique fondée sur l’égalité, de l’éducation sexuelle et de l’éducation religieuse basée sur la justice et l’équité. Et surtout, une politique familiale de soutien aux familles vulnérables devrait être une priorité.

On a constaté depuis l’adoption de la première mouture de la Moudawana en 2004 que la réforme était tributaire de l’efficacité du système judiciaire. Comment dépasser à votre avis ces obstacles ?

Tout d’abord, il serait injuste et biaisé d’attribuer la responsabilité de l’échec de certaines dispositions juridiques à un seul corps professionnel. Malgré le rôle prépondérant du juge dans l’application de la loi, il n’en demeure pas moins que la situation est bien plus compliquée. Il ne faut pas oublier que les femmes au Maroc sont également discriminées par certaines pratiques administratives, bancaires, institutionnelles… etc.

Le juge est avant tout le reflet de sa société et de son environnement et le législateur doit en prendre considération avant de laisser certains points à son pouvoir discrétionnaire. Par ailleurs, on a beau penser que les juges sont trop laxistes dans les autorisations des mariages des mineures mais en réalité, ils/elles ont les mains liées, d’un côté, par la pratique étendue des mariages par fatiha (qui sont tolérés par les autorités) et d’un autre côté, par la discrimination législative des enfants hors mariage. Devant une femme mineure enceinte qui sollicite l’autorisation de son mariage, le/la juge choisit le moindre mal puisque son refus mettrait deux mineurs à la fois dans une situation illégale.

Au-delà de ce défi, nous avons un grave problème au Maroc d’inaccessibilité de la jurisprudence au public/chercheurs. Une plus grande transparence s’impose dans ce domaine afin de permettre d’étudier et d’analyser l’évolution des décisions judiciaires marocaines. A cela s’ajoute le rôle censeur de la Cour de cassation qui brime les initiatives d’ijtihad adoptées par les tribunaux de première instance et les tribunaux d’appel (l’exemple récent le plus marquant concerne la décision du tribunal de 1ère instance de Tanger du 30 janvier 2017 qui ordonnait le paiement d’une indemnisation au profit d’une fille née hors mariage et dont la filiation a été établie par test d’ADN. La décision, fondée avec justesse sur le code des obligations et des contrats (art.77) ainsi que sur la convention des droits de l’enfant qui inspire notre code de la famille, s’est prononcée sur le droit de la fille à recevoir une indemnité et non sur le nassab. Pourtant cette décision innovante a été révoquée par la Cour de cassation dans son arrêt 1/275 du 29 septembre 2020).

Toutes ces questions n’excluent pas évidemment le besoin de former le personnel judiciaire (magistrats, avocats, huissiers, assistantes sociales…etc) en matière de droits humains et en approche genre, tant au niveau de la formation de base qu’au niveau de la formation continue.

 

 

 

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