Du 29 au 31 mai 2024, Marrakech accueille la 2ème édition du Gitex Africa. Ce salon auquel vous participez, est loin d’être un événement anodin. Durant trois jours, des leaders mondiaux de la technologie et des stratups y seront reçus. À quoi pouvons-nous nous attendre ?
Je dirai plutôt, ce que nous pouvons espérer, c’est la concrétisation des rencontres réalisées durant cet événement. L’an passé, nous avons été frustrés car il y avait un bouillonnement mais peu de concrétisation à la sortie. Il est pourtant crucial que les participants, qui se déplacent de toute l’Afrique, repartent avec la signature de contrats d’investissement ou de partenariats, ou au moins avec des promesses de collaborations.
D’après le “Government IA Readiness Index 2023” établi par le cabinet londonien Oxford Insights, le Maroc se positionne à la 88ème place au niveau mondial et la 5ème sur le continent africain en matière de préparation de l’IA. Quels regards portez-vous sur ce classement ?
À mon sens, ce classement n’est pas objectif car certains pays du continent y ont été oubliés à l’instar du Rwanda qui est l’un des pays précurseurs en matière d’innovation technologique en Afrique. De mon point de vue, le Maroc qui a un énorme potentiel, n’est pas tout à fait prêt pour l’IA. Nous le constatons au sein d’Ai Movement qui est le centre d’excellence en la matière dans le Royaume. Aussi, je milite, depuis plusieurs années, pour une stratégie nationale de l’IA à savoir une vision, une démarche, un plan d’actions et un budget afin de booster l’écosystème de l’intelligence artificielle à tous les niveaux (éducatif, R&D, innovation, création d’instituts de recherche, etc.). Le Maroc a tout intérêt à développer une feuille de route pour l’intelligence artificielle.
De quelle manière l’IA impacte aujourd’hui le Maroc? Quelle vision pouvons-nous avoir sur l’avenir ?
Aujourd’hui, nombreuses sont les personnes qui s’intéressent à l’IA au Maroc. Il y a beaucoup d’initiatives et de protagonistes qui sont convaincus du rôle prépondérant de l’IA au Maroc dans les années à venir, sachant qu’elle a déjà une dynamique exponentielle au niveau international. En d’autres termes, nous sommes face à un tsunami mondial. Ce qui nous manque ? C’est, je le réitère, une vision globale et nationale. Pour que vous ayez une idée d’avancement des travaux, le seul programme national qui a vu le jour en 2020-2021, s’appelle “Al Khawarizmi”. À travers une enveloppe d’à peine 50 millions de dirhams, il vise à soutenir une recherche appliquée dans le domaine de l’IA. À titre comparatif, le gouvernement canadien a octroyé, en avril, au MILA (institut de recherche) 2,4 milliards de dollars pour l’IA. Dans la même optique, le MIT aux États-Unis a été doté de 1 milliard de dollars pour développer son programme d’IA alors que la Chine a mis sur la table 130 milliards de dollars à l’horizon 2030… Soyons clair, nous ne jouons pas dans la même catégorie. Aussi, pour être compétitifs, il est crucial et urgent d’établir une feuille de route avec des objectifs clairs ainsi qu’un budget conséquent et des échéances concrètes. Au sein d’Ai Movement, notre vision est claire : créer un hub régional d’intelligence artificielle. Un hub qui s’adresse en particulier à la communauté africaine puis internationale pour exporter ses solutions à base d’IA. Dans ce sens, l’idée est de créer un écosystème autour de l’IA. Et pour ce, Ai Movement se fonde sur 7 piliers (la formation, la recherche et développement, l’innovation, le transfert, les études stratégiques, le travail sur le terrain … qui vont nous permettre de répondre aux vrais problèmes africains, ainsi que les collaborations au niveau national et international). Ces 7 piliers se renforceront mutuellement pour créer cet écosystème vital dans cette course à l’IA.
En novembre 2023, Ai Movement a été désigné Centre de catégorie II par l’Unesco. Octroyé à un seul institut par continent, ce label permet de soutenir les recherches contribuant à la réalisation des Objectifs de Développement Durable. Sur quel(s) ODD(s) votre attention se porte-t-elle ? Comment y travaillez-vous ?
Aujourd’hui, selon de nombreux rapports, 79% des ODD peuvent être améliorés voire atteignables par l’intelligence artificielle et la science des données. Parmi les ODD qui attirent notre attention au sein d’Ai Movement: le numéro 4, une éducation de qualité pour tous, qui est l’une des problématiques permanentes et préoccupantes du Maroc. Aujourd’hui, l’intelligence artificielle permet de relever nombre de défis majeurs dans l’éducation. Il a un apport évident. Il permet d’innover dans les pratiques d’enseignement et d’apprentissage en créant des interfaces plus intelligentes, plus accessibles, des contenus immersifs et personnalisables. C’est en tout cas ce sur quoi nous travaillons au sein d’Ai Movement.
Et sur la question de l’égalité des genres ?
C’est l’ODD qui nous préoccupe. Depuis le lancement d’Ai Movement en mars 2021, de nombreuses initiatives visant à éliminer les préjugés et les inégalités, ont été lancées. Parmi elles, le programme “African Women in Tech and AI”, mené en collaboration avec la Fondation OCP, la Priorité Afrique de l’Unesco et l’UM6P-AI Mouvement, décliné sur trois ans, qui vise à former des femmes africaines que ce soit en leadership féminin, prospective appliquée à l’IA, analyse comparative, etc. La lutte contre les inégalités de genre est une problématique qui me touche profondément. Pour preuve, au sein d’Ai Movement, les femmes dans le domaine de la tech en général et de l’IA sont présentes et apportent une grande sensibilité.
Alors que les médias, spécialisés ou généralistes, les experts et les responsables de la planète affirment que l’IA est en train de révolutionner, voire de redessiner le monde, que peut-elle, réellement et concrètement, apporter aux femmes issues du milieu rural ?
L’IA peut leur apporter de l’apprentissage et de la connaissance, elle peut fournir une aide pour naviguer dans ce monde qui devient de plus en plus complexe. Au sein d’Ai Movement, nous avons élaboré une application qui transforme les documents écrits en fichier audio en arabe. C’est un outil d’une utilité incroyable pour les femmes illettrées qui peuvent ainsi avoir accès à des documents administratifs ou autres sans recours à un tiers. Elles ne sont plus obligées d’attendre leur voisin qui va leur lire leur courrier et ainsi rentrer dans leur intimité.
Malgré les avancées en matière d’IA, les femmes en milieu rural seront toujours en décalage avec les bénéfices acquis par les citadines…
Bien sûr qu’il y a et il y aura toujours un décalage tant qu’on a cette fracture numérique en termes d’éducation et de connectivité. Pour autant, il ne faut pas les oublier. Au contraire, il faut concevoir des outils accessibles afin qu’elles s’intègrent dans la société de la connaissance. Vous savez, elles ne demandent que cela.
Le Forum de l’IA
Ai Movement lance son premier forum : the High-Level Forum for Ai in Africa. Prévue du 03 au 05 juin 2024, l’événement est inédit. Il se veut à portée internationale. Il comptera sur la présence de représentants onusiens et ministériels, de membres de l’Union africaine (UA), de chercheurs et académiciens, d’entrepreneurs et startupers, nationaux et mondiaux. L’objectif ? “En plus de nouer des relations, si nous arrivons à établir ou même à ne faire qu’une esquisse de stratégie africaine sur l’IA, ce serait merveilleux », répond Amal El Fellah Seghrouchni, à la tête d’Ai Movement
Et d’enchérir : “En tant que centre de catégorie 2 de l’UNESCO, nous avons toute la légitimité sur le continent pour porter cette vision”.