Vous avez été ministre des Droits des femmes en France et vous avez toujours défendu la cause féminine. Quel regard portez-vous sur l’évolution des droits des femmes au Maroc ces dernières années ?
J’ai suivi avec un grand intérêt la réforme de la Moudawana et je suis agréablement surprise de voir que le Maroc aborde des sujets qui, dans d’autres pays similaires, restent souvent délicats à traiter. Cela me rend plutôt optimiste quant à l’évolution des droits des femmes dans le pays. Toutefois, si le cadre légal est fondamental, il ne suffit pas à lui seul. L’application concrète des lois est tout aussi cruciale : la réforme de 2004, par exemple, est-elle pleinement mise en œuvre par les tribunaux, les avocats ? Est-elle suffisamment connue et comprise par l’ensemble de la société ? D’où l’importance de l’éducation et de la diffusion de ces messages à travers la culture. Par ailleurs, certains enjeux restent à approfondir, comme le mariage des mineures, une question sur laquelle je me suis personnellement engagée. Mettre un terme définitif à cette pratique constituerait une avancée majeure pour le Maroc. La question de l’héritage des femmes demeure également un sujet de débat. Aussi, je suis extrêmement admirative devant les activistes, les associations et les ONG qui s’engagent sur toutes ces thématiques. Ayant évolué à la fois dans le monde politique et dans celui du militantisme, je mesure combien ces deux sphères se complètent. Il arrive même parfois que la société civile ait un impact plus fort que les responsables politiques, notamment lorsqu’il s’agit de sensibiliser l’opinion publique et de faire évoluer les mentalités. Dans un contexte où le débat politique peut être polarisé, la voix des ONG et des militants est souvent plus audible et plus influente. J’encourage donc vivement la société civile à poursuivre son combat et à défendre ses idéaux, en espérant que les évolutions législatives continueront d’aller dans ce sens.
Selon vous, quels sont les principaux freins à l’égalité femmes-hommes, que ce soit en France ou au Maroc ?
Dans tous les pays du monde, l’inégalité entre les femmes et les hommes est profondément enracinée, ce qui rend sa remise en question d’autant plus complexe et plus lente. Les stéréotypes de genre et les rôles attribués aux femmes et aux hommes sont le fruit d’une construction historique millénaire. L’anthropologue Françoise Héritier explique que cette relation inégalitaire remonte à des temps ancestraux, lorsque les hommes de Néandertal ont pris conscience du pouvoir reproducteur des femmes. Ce pouvoir, qu’ils ne possédaient pas eux-mêmes, a suscité chez eux le besoin de le contrôler, entraînant ainsi la domination des corps féminins. Si cette inégalité plonge ses racines si loin dans l’histoire, il n’est pas surprenant qu’elle ne puisse être totalement déconstruite en quelques décennies. Néanmoins, des avancées significatives ont eu lieu, notamment sur le plan juridique. Mais comme le soulignait Simone de Beauvoir, il suffit qu’une crise éclate pour que les droits des femmes soient remis en cause, ce qui témoigne de la fragilité persistante de ces acquis. Cela prouve à quel point cette hiérarchisation est ancrée dans nos sociétés. C’est pourquoi le combat ne doit pas se limiter aux lois : il passe aussi et surtout par l’éducation. Il est essentiel de sensibiliser les nouvelles générations aux principes d’égalité et de leur inculquer une vision du monde affranchie des inégalités de genre.
En tant qu’ancienne ministre de l’Éducation nationale en France, vous avez été au cœur des réformes scolaires. Quel conseil donneriez-vous pour bâtir un système éducatif inclusif, plus équitable et de qualité ?
Que ce soit au Maroc ou ailleurs, l’éducation fait face à des défis majeurs qu’il est essentiel d’aborder avec lucidité. Trop souvent, les débats publics sur l’éducation passent à côté des véritables enjeux. Or, il me semble que la priorité aujourd’hui est de garantir la réussite de tous les enfants, un objectif qui n’a pas toujours été au cœur des politiques éducatives. Pendant longtemps, seule une élite avait accès à l’instruction et à la réussite scolaire. Si nous affirmons aujourd’hui que chaque enfant doit pouvoir s’épanouir à l’école, il faut en tirer les conséquences en matière d’organisation pédagogique. Cela implique de prendre en compte la diversité des élèves : chaque classe est hétérogène, composée d’enfants aux parcours et besoins variés. Les enseignants doivent donc adopter des pratiques pédagogiques différenciées, plus personnalisées, afin d’accompagner chaque élève selon son propre rythme et ses spécificités. Or, cet exercice est exigeant et demande une formation approfondie ainsi que des conditions de travail adaptées. Il est indispensable que les professeurs bénéficient d’un soutien accru : des effectifs réduits par classe, des ressources pédagogiques adaptées, ainsi que l’appui de professionnels comme des psychologues scolaires et des infirmiers, qui font cruellement défaut dans de nombreux établissements. Le deuxième enjeu majeur réside dans l’adaptation du système éducatif aux évolutions du monde contemporain. Notre société change à une vitesse fulgurante, notamment avec l’essor de l’intelligence artificielle et des nouvelles technologies. Il est crucial de repenser les savoirs enseignés pour que les enfants deviennent des adultes capables de relever les défis du futur tels que le changement climatique. Trop souvent, nous nous demandons quel monde nous laisserons à nos enfants, mais la vraie question est : quels enfants voulons-nous laisser à ce monde ? L’école doit préparer les générations futures à privilégier la coopération plutôt que la compétition et les conflits, afin de bâtir un avenir plus solidaire et plus pacifique.
Aujourd’hui, vous êtes un modèle pour de nombreuses jeunes femmes. Quel message souhaiteriez-vous transmettre à celles qui rêvent d’accéder à des postes de responsabilité ?
Mon message est simple : osez, engagez-vous, lancez-vous ! C’est une aventure exigeante, parfois semée d’embûches, mais elle est aussi passionnante et porteuse de sens. Toutefois, ne faites pas ce chemin seules. Entourez-vous, avancez ensemble, car évoluer dans des environnements de pouvoir peut être éprouvant, parfois même hostile. Se soutenir mutuellement permet non seulement de mieux faire face aux défis, mais aussi de créer une dynamique collective capable de transformer les règles du jeu.