Quelle est la place de la femme dans ce Nouveau Modèle de Développement (NMD) ?
Au sein de la Commission Spéciale sur le Modèle de Développement (CSMD), nous étions 10 femmes sur les 35 membres, démontrant ainsi, dès le départ, la volonté de donner à la femme un rôle central et important ainsi qu’une voix forte dans le NMD. Le renforcement de l’égalité femme-homme constitue un enjeu crucial de développement pour le Maroc. Au regard des mutations sociales que le pays est en train de connaître, et de celles attendues à l’avenir, le rôle de la femme dans la famille et dans la société est en constante évolution. Au-delà des retombées économiques positives qui en découlent, l’égalité entre les deux sexes favorise l’éclosion d’une société ouverte et inclusive, qui mobilise les potentialités de l’ensemble des citoyennes et des citoyens et leur permet de jouir de la plénitude de leurs droits, conformément aux principes de la Constitution de 2011. Ainsi, le rôle de la femme au sein du NMD est central.
Pour atteindre son ambition, le NMD appelle à renforcer la participation des femmes au marché de l’emploi qui, depuis deux décennies, décline – passant de 30,4% en 1999 à 22 % en 2019 (HCP)-. Or vous visez un taux d’activité ambitieux de 45% en 2035. Aussi, quelles actions recommandez-vous ?
Précarité économique, violence domestique, déséquilibre croissant des tâches au sein du foyer, les femmes sont davantage menacées de vulnérabilité dans une situation de crise comme c’est le cas aujourd’hui avec la pandémie de Covid-19. L’ambition du Nouveau Modèle de Développement est d’atteindre un niveau plus important d’inclusion et d’activité des femmes, dans les sphères économiques, sociales et politiques, et ce, en luttant contre toutes les formes d’exclusion et de discrimination, en renforçant l’égalité des chances et l’équité entre genre et en accélérant le changement des mentalités dès le plus jeune âge. Il s’agit d’opérer une transformation, y compris à l’école, pour que la parité femme-homme ne soit plus considérée comme une menace mais comme une opportunité pour tous.
Vous abordez l’égalité professionnelle dans toutes ses dimensions. Vous préconisez notamment la parité salariale (loi) et des incitations positives pour les entreprises appliquant des procédures RH favorables à l’évolution de carrière des femmes. Mais constatons que ces mesures, indispensables, ont néanmoins montré leur limite en Europe… Qu’en sera-t-il au Maroc ?
La promotion de la carrière des femmes ne peut se faire sans la mise en place d’un écosystème. Il est nécessaire de concrétiser toutes les composantes du projet phare lié à l’autonomisation économique des femmes, tel qu’il est décrit dans le rapport de la CSMD. Il s’agit d’encourager et de promouvoir la participation des femmes aux postes de responsabilité et aux instances dirigeantes dans les secteurs privés et publics, comme d’élargir l’accessibilité des femmes aux opportunités économiques. Nous proposons des mesures claires : garantir des conditions économiques et financières favorables (y compris pour ce qui est des conditions facilitant l’accès au travail tels que les quotas), promouvoir des solutions de flexibilité de travail permettant de mieux concilier engagements familiaux et professionnels sans discrimination (congés maternité et paternité, temps partiel, horaires aménagés, télétravail…), et enfin, des solutions à grande échelle pour la garde d’enfants à coût accessible, facilitant et sécurisant une mobilité et donc une plus grande disponibilité pour des activités économiques et sociales.
Dans le même sens, comment renforcer l’activité féminine dans le milieu rural ?
Tout d’abord, il est important de noter qu’en milieu rural, 3/4 des femmes ont eu accès au marché du travail à moins de 15 ans, et 2/3 des femmes employées ne sont pas rémunérées, dépourvues ainsi de sources de revenu stable. La majorité des femmes rurales sont également embauchées sans contrat écrit, ce qui les exclut des droits conférés par le code du travail. L’objectif primordial est donc de favoriser leur accès à un emploi avec contrat et aux droits qui vont avec. Il est tout aussi essentiel de promouvoir l’entrepreneuriat féminin, en soutenant et en priorisant l’octroi de l’aide publique aux coopératives dirigées par des femmes, et en élargissant la protection sociale au statut d’auto-entrepreneur. En parallèle, il faut également sensibiliser les femmes à l’éducation financière, à la culture managériale et renforcer leurs connaissances en matière de montage de projet. Tous ces éléments les encourageront à passer de l’informel au formel, leur permettant par conséquent de bénéficier d’une meilleure autonomie.
En résumé, pour vous, quelle( s) mesure(s) phare(s) pourrai(en)t accélérer l’égalité économique au Maroc ?
La parité femme-homme passe par l’autonomisation des femmes, qui ne peut se faire sans leur éducation. Il est essentiel de leur permettre d’avoir accès à l’enseignement scolaire fondamental, quel que soit leur milieu ou leur âge, et d’interdire et sanctionner tout travail des mineures. Une action forte en faveur de leur éducation et de leur formation doit se faire afin de les doter des capacités nécessaires leur permettant de faire valoir leurs droits légitimes et donc de renforcer leur résilience face aux aléas de la vie. De plus, il est important de mettre en place un environnement sécurisant visant à endiguer toute forme de violence à leur encontre, avec comme mot d’ordre une tolérance zéro à l’égard des comportements et des attitudes qui portent atteinte à leur situation et à l’exercice de la plénitude de leurs droits.
Sur les questions sociétales, vous appelez notamment à promouvoir des espaces de débat socio-théologique pour faire avancer la réflexion sur certaines questions notamment le Ta’ssib dans l’héritage, l’interruption volontaire de grossesse (IVG) ou encore le statut social des mères célibataires. Quel poids pourrait avoir ces débats ? Quels changements en espérez-vous ?
Promouvoir des espaces de débat socio-théologique a pour objectif de faire avancer la réflexion sur des questions étroitement liées aux droits des femmes. La CSMD a bien relevé qu’il existe un déphasage entre la réalité et la réglementation. C’est pour cela qu’elle estime qu’il est nécessaire d’avoir un débat pluriel incluant différents spécialistes pour en faire des lectures contextualisées. Ce débat réduirait les fractures au sein de la société. Comme on a pu le noter dans le passé, des débats sereins et pluralistes ont permis de faire évoluer les positions des diverses parties prenantes vers des consensus et des progrès reconnus par toute la société, à l’image du code de la famille en 2004.
L’éducation est cruciale pour bâtir des sociétés respectueuses en matière d’égalité de genre et des chances. Malgré de multiples initiatives contre la déscolarisation, la déperdition scolaire est toujours une problématique au Maroc, devenant même extrêmement préoccupante sous l’ère de la Covid-19. Aussi, selon vous, quelles actions énoncées dans le NMD devraient être instaurées d’urgence ?
Le manque d’autonomie des femmes, et leur forte vulnérabilité, est également imputable à leur faible niveau d’éducation et de qualification. Malgré les progrès accomplis, les effets du retard historique de scolarisation des filles alimentent les discriminations, limitent leur accès au travail qualifié, et aggravent leur dépendance financière, les privant ainsi de leurs droits fondamentaux. Il est donc essentiel de leur permettre d’avoir accès à l’enseignement scolaire fondamental, et d’interdire tout travail des mineures. Cela passe par la mise en application de la loi concernant le droit des jeunes filles à l’éducation fondamentale (notamment en milieu rural où un taux de déperdition important est enregistré entre la fin du cycle primaire et le collège) avec des mesures punitives envers les familles en cas de non-respect. L’école de la deuxième chance doit également permettre, dans le milieu rural, de donner aux femmes analphabètes l’opportunité de combler leur handicap.
La déscolarisation favorise les mariages précoces. La commission s’est prononcée en faveur d’une limitation du pouvoir donné aux juges en ce qui concerne les dérogations des mariages précoces. Pouvez-vous nous éclairer davantage sur cette recommandation ?
En effet, le mariage des filles mineures figure au rang des causes de la déperdition scolaire. Ces mariages existent encore malgré leur interdiction dans le Code de la famille. Cela est dû à plusieurs facteurs : l’imprécision de certains articles de la Moudawana, d’une part, et l’élargissement du pouvoir discrétionnaire des juges, d’autre part. L’absence d’un âge minimal pour demander une dérogation en vue du mariage des mineures, a permis à certains juges d’autoriser les mariages de filles de moins de 15 ans. En 2018, 25 000 dérogations légales au code de la famille ont été accordées pour des mariages de mineures, dont 99 % sont des filles. Le Nouveau Modèle de Développement fixe comme objectif à 2035 “Zéro filles mineures qui travaillent et ne vont pas à l’école” et “Zéro mariage de mineures”. Il est conditionné nécessairement par une précision et une limitation du pouvoir donné aux juges concernant les dérogations sur les mariages des mineures.
Dans une récente déclaration, l’Association Démocratique des Femmes du Maroc a émis des critiques sur le NMD, affirmant qu’il y a de “nombreuses zones grises” dans ce rapport et appelant à “se doter du courage et de la responsabilité de nommer les choses telles qu’elles sont et de proposer des solutions structurantes et audacieuses aux multiples injustices et inégalités”. Que répondez-vous à cela ?
Après 18 mois de discussions et d’écoute de toutes les composantes de la société marocaine, de débats scientifiques avec des experts et de débats internes, la Commission est arrivée à proposer des chemins de rupture, tout en veillant à leur recevabilité par l’ensemble des parties prenantes. La responsabilité et l’engagement des acteurs politiques et de la société civile est importante car c’est à eux de tirer les fils de certaines suggestions qui peuvent aboutir à des ruptures ou qui doivent être mises en débat.
La commission du NMD pointe du doigt des défaillances concernant la loi 103-13 relative à la lutte contre les violences faites aux femmes. Quelle est la principale lacune de cette loi ?
Les différentes actions menées par l’Etat ne forment pas un tout cohérent et efficace à même d’assurer la prise en charge des victimes. Les défaillances au niveau de l’accessibilité des services, du signalement, de l’hébergement, du traitement des plaintes, de l’arsenal juridique, de l’aide juridictionnelle, et de la réparation font qu’une femme victime de violence fait face à un véritable parcours “de combattante”. La peur et la honte de la marginalisation et de la stigmatisation, sont également un frein social majeur à la dénonciation par les victimes, de leurs sévices et de ses responsables. Les dispositions de la loi actuelle contre la violence à l’égard des femmes ne couvrent pas tout le champ des violences (loi 103.13) particulièrement les volets de la sphère privée et l’application des peines et la violence psychologique. Cette dernière vient en tête des différentes formes de violence et 55% des violences physiques sont qualifiées de conjugales. La réforme du Code pénal et l’amendement de la loi 103-13 sont nécessaires afin qu’aucune femme ne subisse de violences (psychologique, physique, sexuelle) ni dans la sphère publique ni dans la sphère privée. Cela passe par l’amendement de la loi 103.13, par la mise en place de mesures punitives strictes et leur application, la définition de la violence afin d’y intégrer la violence psychologique, l’élargissement de la loi à tous les champs du harcèlement, et le renforcement de la coordination des acteurs impliqués pour une meilleure prise en charge des victimes.
Quelle politique publique mener pour prévenir les violences à l’égard des filles et des femmes ?
En ce qui concerne la prévention, il s’agit essentiellement de sensibilisation. Effectuer des campagnes à l’échelle nationale et via différents canaux afin de décrier les différentes formes de violences à l’encontre des femmes. Il faut cibler en particulier les jeunes et les enfants pour les préparer, dès un âge précoce, à s’imprégner des valeurs de tolérance et d’égalité entre femmes et hommes. Ensuite, renforcer la sensibilisation sur l’égalité femme-homme, notamment en repensant les représentations du modèle féminin dans les curricula scolaires et dans les médias. La promotion et l’application des valeurs d’égalité doit être le projet de tout citoyen, homme et femme.
Sans le dire explicitement dans le NMD, n’appelez-vous pas tout bonnement à une réforme de la Moudawana ?
Au cours des deux dernières décennies, le Maroc a déployé des efforts encourageants en matière de promotion et de protection des droits des femmes, en particulier à la suite de la réforme du Code de la famille en 2004. La Constitution de 2011 a consolidé ces acquis. Cependant, le retard est toujours constaté dans la mise en œuvre de ces lois : un réel décalage existe entre certaines dispositions des lois et le vécu social des femmes.
Plusieurs contraintes persistent, notamment au sujet de l’égalité femmes-hommes, comme le retard accusé dans la mise en place de l’Autorité pour la parité et la lutte contre toutes les formes de discriminations (APALD). Cette instance est réduite à un simple mécanisme de consultation sans garantie d’indépendance, de protection et de promotion des droits humains de la femme, tels qu’ils sont énoncés dans la Constitution. Le Nouveau Modèle de Développement propose donc une mise en cohérence de l’ensemble du corpus juridique et légal, avec les principes constitutionnels consacrant l’égalité des droits et la parité.