Au 1er étage d’un discret immeuble du quartier Derb Ghallef, se trouve l’un des deux centres d’écoute de l’Association Tahadi pour l’Égalité et la Citoyenneté (ATEC). À l’intérieur, les femmes et filles victimes de violence trouvent quelques heures de répit et de réconfort. Entre ces quatre murs, il n’y aucun jugement. Au contraire, le mot d’ordre est le soutien. “Depuis le déclenchement de la pandémie, les violences ont explosé”, pose d’emblée Rajaa Hmine, l’une des trois assistantes sociales de cette structure créée en 2016. Preuve à l’appui, cette souriante trentenaire s’empare des registres d’inscription de l’association et énonce le nombre de femmes victimes de violence venues leur demander une assistance. “On est passé de 91 cas en 2016, à 253 en 2019 et à 428 en 2020”, signale-t-elle, avant d’évoquer leur plateforme d’écoute mise en place depuis le confinement en mars 2020. “Nous avons reçu plus de 700 appels de détresse !, appuie-t-elle. Et de janvier à début novembre 2021, nous sommes déjà à 519 femmes et filles victimes de violence inscrites. Je ne vous parle même pas du nombre d’appels reçus… Nous sommes submergés !” Le besoin est là. Même si aucune statistique officielle n’a été publiée, un chiffre nous laisse imaginer l’ampleur de ce fléau : en 2019, l’enquête menée par le Haut Commissariat au Plan (HCP) avançait le taux de 57% de femmes ayant été exposées à toute forme de violences.
Violences extrêmes
“À travers notre association, nous constatons des cas de violences de plus en plus graves, déplore Rajaa Hmine. J’ai en tête trois histoires de victimes qui m’ont particulièrement marquée depuis le déclenchement de la pandémie de Covid-19. La première est celle d’une femme qui a été brûlée par son époux en raison d’un différend… La deuxième, celle d’une femme égorgée par son mari devant leur fils de 3 ans à cause d’une dispute… Et la troisième, est celle d’un viol conjugal d’une grande brutalité.” En parallèle à cette aggravation inquiétante de la violence physique, la cyberviolence se multiplie. Chaimae, 27 ans, est l’une de ses victimes. “L’un de mes anciens amis, Hamza m’harcèle, m’insulte et me menace via les applications et les réseaux sociaux”, confie-t-elle en fixant et déchirant son mouchoir entre ses mains. Amoureux, Hamza n’a pas supporté que Chaimae refuse ses avances. “Je ne ressentais rien pour lui… Je le considérais juste comme un ami, se justifie-t-elle. Aussi, avant que cet enfer ne démarre, je lui avais prêté mon ordinateur car il en avait besoin. J’avais confiance en lui… Je ne pensais pas qu’il allait fouiller dans mes affaires et récupérer mes photos et vidéos intimes …” Hamza décide alors de la faire chanter. “Il menaçait de les envoyer à mon entourage”, peste-t-elle. Chaimae refuse de céder mais découvre rapidement qu’il en a transmises certaines à sa cousine et à une amie, avant de les diffuser sur quelques sites privés. “Aujourd’hui, j’ai aussi un Egyptien qui me harcèle …”, lâche-t-elle en pleurant. Chaimae assure avoir déposé plainte une première fois mais sans succès. “Les policiers n’ont pas réussi à joindre Hamza. Aussi, quand je suis venue aux nouvelles, ils m’ont demandé de le contacter afin de lui faire savoir qu’il était convoqué au commissariat … Sincèrement, qui peut croire qu’Hamza va me répondre au téléphone et me dire “oui bien sûr, j’irai…”, s’agace-t-elle désemparée. C’est pour cela que je suis venue à l’ATEC.” À l’association, Chaimae a rencontré un avocat avec qui elle a entamé une nouvelle procédure. Elle est également suivie par un psychologue et compte consulter un psychiatre. “Je fais une dépression, murmure-t-elle. J’ai besoin de médicaments pour calmer mes anxiétés.” À part ses amies, personne n’est au courant de sa situation. “Au début, j’en ai parlé à mon petit ami mais aujourd’hui, je préfère lui dire que tout est réglé, assure-t-elle. Car j’ai peur de le perdre et je vous avoue que je ne fais plus confiance aux hommes. Quant à ma famille, comment leur dire ? De toute façon, je suis convaincue que mes parents, mes frères et sœurs ne me croiront pas… Il y a plusieurs années, je me suis confiée à eux pour une autre histoire, mon beau-frère m’avait violée, et vous savez comment ils ont réagi ? Ils m’ont chassée de la maison… Je n’ai pu rentrer chez moi que lorsque je leur ai présenté des excuses et après que ma sœur et son mari se sont installés ailleurs…”
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“Stop violence numérique”
L’Association Tahadi pour l’Egalité et la Citoyenneté (ATEC) a lancé en janvier 2021 l’application “Stop violence numérique”, un projet soutenu par l’Ambassade du Royaume des Pays-Bas au Maroc. Pour rappel, cette application innovante permet aux femmes victimes de violence de soumettre leur plainte à l’association qui se charge de la traiter et de coordonner les démarches avec la personne concernée afin que le suivi soit assuré. Pour l’heure, 9 alertes ont été traitées via l’application et 318 à travers les deux centres d’écoute et l’unité mobile de l’association. Néanmoins, le chiffre semble toujours aussi bas face à la réalité des violences numériques. D’après l’enquête menée par le Haut Commissariat au Plan (HCP) en 2019, le taux de prévalence de la cyberviolence des femmes âgées de 15 à 74 ans était de… 13,8% !
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Un refuge journalier
“Nous avons inauguré en 2020, le Centre Lalla Taja pour l’écoute et l’hébergement des femmes victimes de violence à Hay Hassani, mais la partie refuge n’a toujours pas été lancée”, révèle Bouchra Abdou, directrice de l’ATEC. La raison ? “Une importante fuite d’eau généralisée, répond-elle. Mais nous sommes aussi en attente des décrets d’applications de la loi 65-15 relative aux établissements de protection sociale (2018) qui protège notamment les associations car que se passerait-il si l’une des femmes victimes de violence accueillie chez nous met malheureusement fin à ses jours ? C’est une question dérangeante, je le conçois, mais elle est très importante pour que nous puissions continuer à soutenir ces femmes en détresse.” Actuellement à Casablanca, il n’existe aucun centre l’hébergement pour les femmes victimes de violence. “Le Samu social accueille principalement des SDF”, indique Rajaa Hmine, avant d’interpeller. “Croyez-vous qu’une femme violentée, accompagnée peut-être de ses enfants, ira se réfugier là-bas ?” Et d’enchaîner : “Lorsque nous avons des cas de femmes qui sont parties de chez elles, la seule solution possible à Casablanca est qu’elles aient de la famille, des proches ou des ami(e)s pour dormir à l’abri.” Une situation catastrophique qui avait été dénoncée par la Fédération des ligues des droits des femmes, le réseau- Injad et l’association Quartiers du Monde à travers un mémorandum sur l’hébergement des femmes et des filles victimes de violences publié en début d’année. Un document portant sur une étude lancée en 2020, déterminant les politiques publiques et le cadre législatif relatifs à l’hébergement des femmes victimes de violences au Maroc, et démontrant par ricochet l’urgence d’agir. Car à l’échelle nationale, le nombre total de ces centres s’élève à près de 80 … “Nous réclamons des moyens financiers durables mais également davantage de ressources humaines car comment voulez-vous que le société civile y arrive ?”, appuie Bouchra Abdou. “L’Etat a un devoir de protection envers ses citoyens et ce n’est pas le seul rôle des associations qui peinent en plus à trouver des financements”, insiste-t-elle. Quant aux femmes humiliées, insultées, violées et battues, la peine reste toujours la même : l’attente… Aussi, y pense-t-on vraiment ?
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“La situation des femmes est très fragile au Maroc” Bouchra Abdou, directrice de l’Association Tahadi pour l’Égalité et la Citoyenneté (ATEC).
“Lors d’une séance de sensibilisation avec les femmes, j’ai rencontré un cas qui parle de lui-même et se passe de tout commentaire. Il concerne une femme, mère au foyer depuis au moins 30 ans, qui semble dans la moitié de sa sixième décennie. Un jour, alors qu’elle regardait tranquillement la télé avec son mari, elle reçoit un appel. À l’autre bout du fil, un jeune homme qui avait apparemment l’âge de ses enfants. Au téléphone, il demande à parler à quelqu’un en particulier, mentionnant un prénom inconnu dans la maison. Aussi, la mère lui explique gentiment qu’il a certainement dû se tromper de numéro. Mais ce n’est pas le cas, comme il lui rétorque, l’appelant au passage “chérie”. Choquée, elle prévient tout de suite son époux qui prend le téléphone. Sans aucune hésitation, l’harceleur continue et demande au mari de lui repasser sa “belle”. Furieux, le mari raccroche et décharge sa colère sur sa femme, l’insultant avec violence et l’accusant d’infidélité avant de l’expulser de la maison et d’entamer une procédure de divorce, faisant fi des années, de convivialité de loyauté et de sacrifices, passées ensemble… Scandaleux et injuste, cet exemple n’est malheureusement pas rare au Maroc…”