J’étais jeune, à peine 20 ans, sans expérience, pas très bien dans ma peau. Je pensais que personne ne voudrait de moi. Très vite, il m’a plu pour sa maturité. J’étais une jeune étudiante ; lui avait déjà une situation en France. Un “zmagri” qui avait de la prestance et belle allure sur la plage gadirie de mon enfance. J’ai obtempéré à toutes ses demandes, sans trop y réfléchir, tellement son désir pour moi me paraissait une chance inespérée. Dans ses yeux je m’aimais et me sentais “femme”. Son image virile et quasiment paternelle me rassurait. Je me suis mariée et suis partie très vite en France, à peine trois mois après notre toute première rencontre. Cette précipitation avait beaucoup déplu à ma mère, qui voulait fêter mon mariage en bonne et due forme.
L’arrivée en France a été moins idyllique. Je me suis retrouvée dans une région inconnue, loin de ma famille, dans un appartement aux antipodes de mes rêves. J’ai vite appris, alors qu’il n’en avait jamais parlé auparavant, que mon mari était séparé et qu’il avait des enfants placés. J’étais tellement amoureuse que je lui ai trouvé toutes les excuses, même si je ne comprenais pas exactement ce que signifiait “avoir des enfants à la DDASS”. Je croyais tout ce qu’il me racontait, subjuguée par son bagout. A la naissance de mon premier enfant, j’ai commencé à me rendre compte de son caractère emporté : il ne supportait pas les pleurs du bébé, ni le temps que je lui consacrais. Je me disais qu’il était un peu jaloux et espérais encore qu’il allait changer. Pendant la grossesse du deuxième, tout s’est dégradé. Il m’insultait, me dévalorisait. Petit à petit, je suis devenue sa chose. J’avais lié ma vie à la sienne et je devais faire tout ce qu’il voulait. J’étais sous sa domination et quand il hurlait, je me croyais toujours coupable. J’étais incapable de réagir, ni de m’opposer. La peur d’admettre que je m’étais trompée me paralysait.
Il voulait des enfants, mais ne pouvait les assumer. Après la naissance du troisième, le moindre prétexte était bon pour recevoir une gifle, un coup de pied ou un coup de poing ! Terrorisée, je me repliais sur moi-même. Que de fois aije dû inventer des chutes dans l’escalier pour justifier des bleus énormes ! Le pire, c’était cette impression de perdre tout doucement mon identité. Je culpabilisais, je ne pouvais parler de cela à personne car j’étais étrangère, isolée ; et puis, j’avais tellement honte! Une fois, j’ai osé lui dire que j’en avais assez et que j’allais partir. Il m’a rétorqué qu’il ne me laisserait jamais les enfants et qu’il me tuerait plutôt que de me laisser vivre avec un autre…
Après une volée de coups phénoménale, encouragée par l’équipe médicale qui m’avait prise en charge, j’ai porté plainte. La gendarmerie l’a convoqué et, à son retour à la maison, il s’est expliqué à sa manière, en ces termes : “Ils peuvent raconter ce qu’ils veulent les Français, j’ai le droit de vie ou de mort sur toi.” Comme je lui résistais, il m’a encore battue et j’ai fait ce qu’il voulait : retirer ma plainte après une hospitalisation de trois jours. A partir de là, j’ai développé une peur monstrueuse. Tout m’affolait : le bruit de ses pas dans l’escalier, la porte qui s’ouvrait. Quand il m’adressait la parole, je tremblais. Quand il voulait faire l’amour, cela devenait un viol. A chaque fois, pour me punir, il me battait. Il me semblait que mon devoir était de tout supporter pour protéger mes enfants. Heureusement, il ne les touchait pas et d’ailleurs, il ne s’en occupait jamais.
Un jour, il m’a cassé le nez et a voulu m’étrangler. N’ayant plus d’espoir, sans famille proche, j’ai fait une tentative de suicide. Quand j’ai vu que j’étais toujours en vie, j’ai recommencé à vouloir mourir. Pour moi, c’était la seule façon de lui échapper. A mon réveil à l’hôpital, après être passée si près de la mort, il m’a dit : “Si au moins tu avais réussi, je serais débarrassé de toi et j’aurais touché l’argent de l’assurance.” Ce fut le premier déclic. Le second, je le dois à l’infirmière qui me soignait lorsqu’elle m’a clairement annoncé : “Soit il finira par vous tuer, soit on va vous enlever vos enfants.”
Moi qui supportais tout pour eux… Il n’était pas question que je les perde à cause de ce monstre. Je n’avais pas de travail, pas de salaire, il savait que je ne pouvais pas le quitter. L’infirmière m’a mise en contact avec une assistante sociale qui m’a aidée à examiner ma situation sous toutes les coutures, pour enclencher une procédure de divorce et rentrer chez moi ; une décision très difficile. Au départ, j’envisageais le retour comme un aveu cinglant d’échec. J’appréhendais le regard des autres sur moi. J’avais peur des médisances, que l’on pointe du doigt mes enfants. J’avais honte. Honte de l’échec de mon mariage. Honte de ne pas avoir achevé mon parcours scolaire, de ne pas pouvoir travailler en France et subvenir à mes besoins et à ceux de mes enfants car n’ayant aucune formation. J’étais accablée et avais beaucoup de mal à sortir de la rumination, de l’affliction ; sentiments toxiques qui me rongeaient de l’intérieur et grugeaient mon énergie. Je dois beaucoup à l’assistante sociale qui a pris le temps de m’expliquer qu’il me faudrait d’abord me reconstruire en lieu sûr, en me rappelant, chiffres à l’appui, qu’en France, nombre de femmes battues, diplômées, exerçant un métier, subissaient la violence de leur ex-époux même après le divorce, et que certaines en mourraient. Elle m’a invitée à expliciter et à nommer ce qui m’effrayait quand j’envisageais le retour. J’ai parlé des mentalités, de cette injonction faite aux femmes : une épouse doit tout accepter de la part de son mari. Je me suis souvenue de tous ces épisodes où le propos suivant a été tenu à portée de mes oreilles, à l’adresse de femmes se plaignant du comportement de leur époux : “Pense à tes enfants, sois forte, conciliante, et tu verras, il se calmera. Une femme intelligente sait mener son homme par le bout du nez sans qu’il ne s’en rende compte !” L’assistante sociale a trouvé les mots pour m’expliquer que les hommes violents ne changent pas, à moins qu’ils acceptent de suivre une thérapie, ce qui n’était absolument pas le cas du père de mes enfants.
Ici, dans ma région natale, j’ai trouvé le relais d’une association qui aide les femmes victimes de violence. Ma famille me protège. Je commence à me reconstruire. L’assistante sociale rencontrée en France a su trouver les mots pour me convaincre que personne ne méritait d’être traité de la sorte. Elle m’a fait rencontrer d’autres femmes battues et j’ai découvert que j’étais loin d’être un cas isolé. Je ne suis pas encore guérie. J’ai toujours la peur de le voir surgir. Il a tué pour toujours des choses en moi. Je n’arrive plus à dire “je t’aime”, ni à être câline comme avant. J’ai peur qu’on trahisse ma confiance et je n’arrive plus à penser qu’on puisse m’aimer pour toute la vie. D’insouciante, je suis devenue très méfiante et si pessimiste. Auprès de ma famille, dans mon village, mes enfants ont retrouvé un cocon rassurant. Ils ne garderont pas de séquelles. Enfin je l’espère…
Je voudrais dire aux lectrices de ne pas accepter la première gifle, de ne pas rester avec un homme violent. Et à celles qui sont déjà dans l’engrenage, de ne surtout pas cacher ce qui leur arrive, d’oser en parler très tôt à des proches ou à des associations qui peuvent les aider. Il faut qu’elles prennent conscience, plus vite que moi, qu’elles sont victimes et non coupables. Aucun être humain ne mérite un tel traitement. Et surtout, ne jamais oublier qu’il y a toujours moyen d’en sortir. J’en suis la preuve vivante !