Nos écrivaines parlent de l’amour

“L’amour est inguérissable”, disait Marcel Proust. “Seul l’amour peut garder quelqu’un vivant” affirmait Oscar Wilde. “Il n’y a pas de vacances à l’amour ..., ça n’existe pas. L’amour, il faut le vivre complètement avec son ennui et tout, il n’y a pas de vacances possibles à ça”, expliquait Marguerite Duras. L’amour, sujet aussi inépuisable qu’incontournable a inspiré, voire hanté de nombreux auteurs. Pour Femmes du Maroc, quatre écrivaines se livrent et dévoilent leur vision de l’amour.

“L’amour, cet étrange feu qui nous anime” de Bouthaïna Azami

L’amour… Les passions interdites aux fins tragiques dans les grands romans qui nous ont tous marqués. Madame Bovary, Le Rouge et le Noir, le rouge de la passion qui aura raison du noir orgueil de l’ambitieux Julien Sorel, L’Amant, déchirant… Étrangement, dans les grands romans d’amour, où les personnages sont pris dans des désirs qui les rongent et des passions qui les dévorent, nous n’attendons pas de happy end. C’en serait même décevant. Et, au cours de notre vie, nous avons tous été un de ces personnages de roman. Mais si nous en parlons aujourd’hui, c’est que, contrairement à certains d’entre eux, nous n’en sommes pas morts. Très jeunes, l’amour devient notre première obsession. Nous commençons par le rêver sans vraiment le vivre, et ce dont nous rêvons, ce sont de passions tout aussi dévorantes. Pas de prince charmant. Le prince charmant est d’un ennui abyssal. Nous rêvons d’amour absolu, tumultueux, vertigineux. Nos premières amours platoniques d’adolescents, nous les réinventons éruptives éternelles passions dans le secret de notre imagination. Qui rêve d’un amour plat ? Puis, le temps passant, se font les premières rencontres, se tissent les premières histoires, se vivent les premières détresses dans lesquelles plongent ce qu’on appelle les “chagrins d’amour”, formule insipide. Et pourtant, une fois estompé le désarroi de ce qui se vit comme un deuil, on en redemande. On se relève avec l’envie d’aimer et d’être aimé et peu importe la douleur à laquelle on risque de s’exposer encore. Toute notre vie, il sera question d’amour. Comme si seul l’amour nous donnait véritablement sens, véritablement chair, véritablement lieu. Il nous envahit d’un bonheur enivrant et nous nous sentons soudain plus beaux, délicieusement légers, merveilleusement vivants. Mais il y a ces amours interdites, cachées, qui, elles, s’achèvent sur des drames irréparables dans une société comme la nôtre où des familles en sont encore à choisir l’époux ou l’épouse de leurs enfants. Des drames irréparables parce qu’ils détruisent le rêve que nous portons tous en nous. L’amour n’est plus une option. C’est une hérésie. J’ai connu, il y a quelques années, deux jeunes gens qui vivaient, chacun, une histoire passionnelle avec une femme. Une femme plus âgée qu’eux, qui avait son espace, et chez qui ils aimaient à se réfugier et à passer leurs nuits. L’une d’elle était divorcée, avec des enfants, et son amant, un ami, me disait qu’il était fou amoureux, qu’il aimerait passer sa vie avec cette femme. Ses yeux brillaient quand il parlait d’elle, puis s’obscurcissaient soudain. Il savait impossible ce rêve, ce rêve fou, fou parce qu’on l’empêcherait de le vivre. Leur histoire m’a beaucoup fait réfléchir. Leur destin parallèle, eux qui avaient le même âge et vivaient leur amour à l’abri des regards. Un destin rompu à leurs trente ans, quand leurs parents, qui n’étaient pas dupes, les ont contraints à se marier avec une jeune fille dont ils avaient déjà rencontré la famille. Les choses étaient scellées. L’un d’eux a résisté. Sa mère s’est mise à tempêter, à feindre des malaises et à pleurer toutes les larmes de son corps jusqu’à ce que son fils capitule. Ils se sont mariés avec des filles qu’ils ne connaissaient pas, ont fait le deuil de l’amour et l’on aura peut-être à dire un jour qu’“ils vécurent malheureux et eurent beaucoup d’enfants”. Tragique, aussi, le désespoir dans lequel ces mariages soudain, qui leur ont arraché les hommes qu’elles aimaient, ont plongé les amantes abandonnées. Alors, l’amour ? La plus belle, la plus brûlante et persistante de nos aspirations… Étranglée sous certains cieux.

© karim tibari

“À la Vie, à l’amor !” de Loubna Serraj

– Je ne sais pas ce que c’est ?

– Quoi donc ?

– Eh bien, l’amour pardi !

– …

– Du moins, je pense savoir ce qu’il n’est pas.

– C’est-à-dire ?

– Une parade annuelle pendant laquelle les cœurs pullulent, sur les devantures des vitrines et sur les pages des magazines, sans nécessairement être aussi rouges qu’il semblerait. Le résultat d’un calcul mathématique, un test soi-disant logique, égrenant les points communs et les similitudes pour juger de la compatibilité de deux personnes. Une certitude absolue de savoir ce qu’il advient quand les émotions se révèlent, s’expriment et s’imposent.

– C’est déjà un début. Un peu court tout de même… Une manière de rationnaliser ce qui n’admet aucune rationalité, en dépit des normes sociales, des représentations culturelles et des stéréotypes, de genre, de classe ou d’ethnie ?

– Possible… La rationalité est parfois plus simple, plus pratique, plus réconfortante. Surtout pour des sujets qui peuvent être tout sauf… rassurants.

– Mais… L’amour n’est-il pas l’essence même de l’assurance, de la confiance, en soi et en l’autre ? N’est-il pas censé être, quand il est entier, authentique, inconditionnel, le moteur même de la vie ? Sinon, à quoi bon… À quoi bon vivre ?

– Confiance, assurance, authenticité… L’amour est-il vraiment cela ? Que lui arrive-t-il quand il est teinté de doutes et de blessures, de lâcheté et de désillusions ?

– Comme la vie ?

– Oui…

– Pourtant la vie demeure précieuse, indispensable, même en charriant dans ses vagues toutes ces plaies. Pourquoi pas l’amour ?

– Un instinct d’amour assimilable à l’instinct de survie ? Quelque pulsion qui serait au commencement, au centre et à la fin de tout ? Qui continuerait à nous porter, à nous secouer, à notre corps défendant parfois, pour ne pas sombrer dans l’indifférence, dans l’autocentrage ou dans le manque d’empathie ?

– Un peu tout cela en effet… Une foi aveugle, et limite niaise, qui tient parfois à un fil mais qui nous pousse à jouer aux funambules inconscients. L’amour est probablement le plus téméraire des emportements et le plus passionnant pari que l’on puisse faire. Là encore, que de ressemblances avec la vie.

– À la vie, à l’amor ?

– Joli titre de livre… Miss Tic a bien choisi1! N’est-il pas le déclencheur de toutes ces élucubrations? À la vie, à l’amor. Poétique mais aussi cinglant qu’un vent d’hier et aussi embrasant qu’un soleil d’été.

– Bon, tu le reposes maintenant ? Il va falloir y aller et arrêter cette petite discussion mentale entre toi et toi-même.

– Comme si les gens dans cette librairie pouvaient entendre les voix dans ma tête.

– Les gens sûrement pas… Mais les âmes sensibles à l’amour, peut-être. Qui sait ?

(1) Miss Tic. (2010). À la vie, à l’amor. Critères Éditions 

© stefano berca

“Brodé d’ombre et de lumière”de Lamia Berrada-Berca

Il existe des phrases qui tombent comme les feuilles en automne, elles se déposent sur le sol et parfois quelqu’un les ramasse, mais la plupart du temps elles meurent en tombant, puis se transforment en humus, rejoignent la terre et s’endorment ainsi longtemps. Qui se soucie de savoir ce qu’elles deviennent, ces phrases qui tombent sans crier gare, légères comme des plumes, ces bribes d’intime que l’on croit voir danser dans le vent alors qu’elles sont vaincues par une force inexplicable et terrible qui les pousse à choir, à déposer leur solitude sans un mot, à finir recroquevillées sur elles-mêmes jusqu’à ce que quelqu’un prenne la peine d’écouter ?

En chacun de nous c’est notre part d’enfant qui voit cette phrase-là chuter un jour au cœur du vide et des silences, alors cet enfant en nous ouvre aussitôt les mains pour la retenir, et de ce fil-là, intense et fragile, un univers tout entier se déploie. Ce qui chute et ce qui s’élève, de nos mains, de nos regards et de nos bouches…Ce qui traverse, ce qui relie, ce qui s’étoile autour et entre chacun de nous, ce qui déborde l’espace, creuse le temps, étire l’infini, féconde le ventre du vivant…Tout cela et juste cela parfois : un simple mot de l’esprit qui trébuche, un sourire de l’âme qui s’ouvre, un geste du corps qui murmure…Tout cela et juste cela, qui permet à l’autre d’être accueilli au cœur d’une oasis comme si on l’attendait depuis toujours, le voyageur égaré…et que cette rencontre dans la magie de l’instant devient alors la vérité d’une vie, un puits de lumière qui s’écoule au plus profond de la nuit.

Si l’amour se crée, l’amour est secret. Langue à déchiffrer qui s’invente au fil des êtres et des jours. En navigation hauturière, en pistage dans les bois, sans autre boussole que sa lumière pour débusquer les vérités manquantes, l’enfant en nous chemine à l’âge adulte dans ses méandres, il écoute, et il apprend tour à tour la langue qui caresse et la langue qui tempête, la langue qui serpente et celle qui dénoue, la langue qui s’écrit avec la mémoire des colères tatouées et des silences blessés, mais aussi la voix des sourciers de lumière, la langue innocente, et la langue oublieuse du bruissement des âmes de la forêt…et la forêt fait bloc, elle entoure l’enfant de ses bras immenses et noueux, de ses cheveux verts ébouriffés par le vent. Il demeure sans comprendre parfois, longtemps, jusqu’à ce que le secret lui soit révélé. Comme s’il veillait devant un sépulcre ou un berceau, un sanctuaire ou un temple couverts de signes… Il faut que le vent se taise pour qu’il entende le pouls sensible des arbres et le chant du monde en lui. Alors un bruissement magique s’élève, la forêt devient livre, et les signes font sens. Se détachant du noir la première, l’énergie primordiale de la lettre A jaillit et beugle…le O, œil et source, scelle le point où l’être se dévoile et s’autorise à disparaître aussi… Il n’y a pas que l’enfant ou l’adulte, il y a toute la mémoire de l’humanité qui convoque sans le savoir en aimant la mémoire enfouie du Livre des morts. Était-ce bien l’amour ? demande chacun de ceux qui ont aimé pour nous faire advenir, en scrutant par-delà la ligne du temps. Où est-il l’amour, vécu ou rêvé ? Partout et nulle part, tout autour et en toi, répondent en retour les arbres qui savent que tout ce qui est à extraire, à déchiffrer du néant, est écriture à l’horizon de ce monde… S’il existe des couseurs de lèvres, des rempailleurs de silence, des tisseurs de mots dans chaque famille depuis l’aube des temps, l’amour est l’enchantement qui parvient toujours à briser le maléfice qui pourrait encore hanter la forêt : il suffit de filer, filer, et filer sans cesse au rouet de sa vie les menus fils de mots aux moindres fils de silences pour les accorder à l’âme, les faire chanter dans le corps jusqu’à rendre visible l’amour, vivant, étoilé de tous les autres, entièrement brodé d’ombre et de lumière…

“Amour toujours” de Bahaa Trabelsi

“Même si leur amour a toujours été considéré comme improbable, la lune naît quand le soleil se couche, les voilà unis. La lune s’adresse au soleil,

Si c’est toi qui m’éclaires,

Si c’est à toi que je dois ma lumière,

S’il m’arrive de m’éclipser sous ta clarté,

De dormir, frileuse, quand tu te réveilles, brilles et répands ta chaleur

De me réveiller à mon tour, somptueuse et pleine, te chassant de l’épaisseur

Même si nous nous croisons, absents l’un à l’autre aux yeux du monde

Même si je suis la fille de la nuit étoilée et toi l’astre flamboyant de ce même monde

Aujourd’hui je m’affranchis et brille à tes côtés,

Aujourd’hui, mon hélianthe, tes pétales m’effleurent en toute amabilité,

Aujourd’hui, je suis ta partenaire,

Et à nous deux, nous répandons nos rayons d’espoir sur la Terre.

(Extrait du livre de l’auteure “Dialogue joyeux avec un mort” (À la Croisée des chemins) sortie prévue en février 2022)

L’amour naît d’abord d’une rencontre de deux individualités, deux univers singuliers. Mais comme tous les nouveaux-nés, cette rencontre, au-delà de l’émerveillement qu’elle provoque, au-delà de la sensation de vie intense qu’elle suscite, cette rencontre est fragile. Pour s’épanouir, elle va devoir se heurter aux différences, aux égos, à l’adversité, aux oppositions vaines, puis à l’usure du temps qui passe. Et pourtant, l’amour c’est cette victoire sur soi qui permet de créer des ponts entre deux mondes, au fil du temps. Cette capacité à regarder l’autre sans vouloir le changer ou le réajuster, juste le regarder avec bienveillance et le cœur qui palpite. Le prendre par la main et avancer ensemble. Évidemment, nous ne sommes pas des anges. Mais pour vieillir ensemble, peut-être faudrait-il sauvegarder la fraîcheur et la jeunesse du sentiment et apprendre à défier l’horloge qui dit oui, qui dit non.

“J’ai vu le diamant brut entre tes côtes dissimulé

Et une vague d’amour m’a émulée

En mille morceaux hors du monde, elle m’a rejetée

Sur tes rivages complices je me suis réfugiée

Nous étions deux chats sauvages aux griffes acérées

Écorchés vifs, par le monde abîmés

Tu m’as murmuré à l’oreille que je t’ai sauvé des naufrages

Que je t’ai métamorphosé par des procédés du fond des âges

Que je suis ton antre, ton repaire, ta sorcière,

Je t’ai répondu qu’il a suffi que nous traversions ensemble nos frontières

En baissant les armes,

En séchant nos larmes,

Nos violences héritées se sont déployées en danse

Et nos âmes ont fusionné, en transe

Nos corps mêlés

Nos rires libérés

Nos douceurs révélées

Nos complicités défoulées

Mon amour, c’est notre univers que nous avons créé

Au-delà de nos barrières,

Nos secrets, nos abîmes, unis dans une même prière

Nos jours tendres et nos nuits éclairées

Par ton sourire, tel un feu de joie, mes frissons d’effroi dégelés

Vieillir ensemble en harmonie, tel est le défi.” 

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