Nla3bouha Mousawat, le jeu qui change les règles (interview)

Par leur courage, leur audace et leur intelligence, nombreuses ont été les femmes marocaines qui ont marqué l’Histoire. Pour réhabiliter ces grandes oubliées, l’association Quartiers du monde a monté le jeu de cartes Nla3bouha Mousawat. Entretien avec Fatna El Bouih, chargée de projet chez Quartiers du Monde.

Comment est venue l’idée de ce jeu ?

Depuis des années, le mouvement féministe mène un véritable combat pour faire changer les lois en faveur des droits des femmes. Mais les mentalités restent un frein à ce changement. Pour les faire évoluer, je suis persuadée que la culture est notre meilleur outil. Elle a un impact positif, rapide et durable. C’est dans ce sens que l’association Quartiers du monde travaille sur la question du genre et de la masculinité, en élaborant toute une série d’outils minutieusement pensés. Même si notre organisation est présente aux quatre coins du monde, l’idée du jeu de cartes Nla3bouha Mousawat (le jeu de la parité) est née au Maroc. On oublie trop souvent que notre pays est passé par des moments où il peinait à s’approprier sa propre histoire. Les femmes ont notamment été les grandes oubliées. Leurs actions ont été minimisées, oubliées ou tout simplement effacées de la mémoire collective. Aussi, il était juste de les rétablir à leur juste place.

Concrètement, comment ce jeu a-t-il été pensé ?

C’est un jeu de cartes portant sur une cinquantaine de personnalités marocaines, trois figures africaines et quatre “alliés” masculins qui ont accompagné la cause féministe. Nous avons également voulu mettre en place des défis (dessins, mimes, courte présentation de la femme la plus inspirante ou encore réalisation de sa propre carte) et les animer par un facilitateur qui soulève ainsi le débat sur la mixité sociale, interroge les différentes réactions des joueurs/joueuses suscitées lors de la partie, et déconstruit la masculinité. L’idée a germé en 2019.  Depuis, nous l’avons ficelé en le testant sur différentes catégories, que ce soit la jeunesse (primaire, collège, lycée, maison de jeunes), les familles (trois générations), ou encore les associations de femmes afin de l’enrichir.

Quels ont été les retours  ?

Le jeu a reçu un accueil formidable et a déjà engendré des changements. Par exemple, après une partie, certains jeunes bacheliers nous ont affirmé que si on leur avait enseigné l’histoire sous cet angle-là, ils auraient appris et retenu facilement ce pan de la mémoire du pays. Des mères ont également vu leur discours évoluer avant et après le jeu. Et des jeunes filles en conflit avec la loi ont rêvé être telle ou telle figure féminine. Nla3bouha Mousawat a tout simplement suscité des vocations. C’est un jeu inspirant.

Les héroïnes décrites dans votre jeu ont été oubliées ou leurs actions passées sous silence. Aussi, comment se sont passées les recherches pour les remettre sur le devant de la scène ?

Notre initiative n’est pas la première. Par exemple, 2M a déjà initié toute une série de documentaires dans ce sens. Aussi, avons-nous puisé dans ces outils existants tout en les étoffant par notre travail de terrain. Nous avons ainsi mis en avant des femmes du milieu associatif comme Fouzia Assouli qui mène, depuis des années, un combat pour la reconnaissance des droits des Marocaines, Latifa Jbabdi, figure du mouvement féminin qui a été une leader dans le premier changement de la Moudawana, ou encore Najat Ikhich qui est la présidente de la Fondation Ytto qui organise des caravanes contre les mariages des mineures et assure l’hébergement et la réhabilitation des femmes victimes de violence . On peut citer également Malika El Fassi qui a signé le Manifeste de l’indépendance et s’est faite passer pour un homme afin de pouvoir publier ses articles dans les journaux !

Faites-vous partie des figures féminines mentionnées dans ce jeu ?

C’est vrai que je suis une militante des droits humains et notamment l’auteure d’“Une femme nommée Rachid”, un récit autobiographique sur le sort des prisonnières politiques dans les années de plomb. J’ai conscience que si je n’avais pas pris la plume, j’aurais échappé à cette traçabilité. Car au moment de l’émergence de l’écriture carcérale, je pensais qu’elle ne se conjuguait qu’au masculin et que les hommes allaient écrire sur nous et pour nous… Bref, pour revenir à votre question, on a proposé ma carte dans le jeu mais j’ai refusé…

Selon vous, quelles sont les plus grandes oubliées ?

Dans chaque période historique, il y a des oubliées. Mais, pour moi, il existe deux grandes oubliées de notre histoire. La première est Fatema Aazier connue sous le nom d’Oumi Fama. S’il n’y avait pas eu l’Association marocaine des droits des femmes (AMDF) qui avait pris l’initiative d’apposer son nom sur un centre d’accompagnement pour les femmes victimes de violence, ainsi que, par la suite, le collège où j’ai enseigné, Oumi Fama aurait tout bonnement disparu des mémoires, alors que c’est une fervente militante des droits des femmes. La seconde est Saïdia Zahiri. Elle s’est construite elle-même. Elle a échappé à la non-scolarisation grâce à un prêtre qui lui a permis d’être interne et d’être scolarisée. Elle a pu réussir son parcours scolaire, avant de militer dans ce sens. Elle a notamment aidé les immigrés et créé une section de l’association Bayti à Meknès, s’occupant des enfants sans statut. C’était une femme très courageuse qui a divorcé à plusieurs reprises. Elle a aussi sauvé des hommes en cassant leur masculinité et en en faisant émerger une autre, plus équilibrée.

Ce jeu participe aussi à la construction d’une masculinité non hégémonique, en interpellant le joueur à déconstruire les stéréotypes de genre. Mais à votre avis, quels outils ou actions doivent donner suite à cette initiative  ?

Nous envisageons de former les animateurs des clubs des droits humains au sein des collèges et des lycées ainsi que les animateurs des maisons de jeunes afin qu’ils mènent, avec justesse, le débat autour de la question de l’égalité et de la masculinité. Nous comptons aussi inviter quelques personnalités  vivantes à participer au jeu. Nous pensons également l’adapter aux enfants du primaire et travailler sur la déconstruction des masculinités à travers un jeu vidéo. Sinon, nous sommes en contact avec le ministère de l’Éducation nationale pour un partenariat, et nous pensons réaliser une version en direction du monde arabe.

De façon plus large, comment qualifierez-vous l’évolution des droits des femmes au Maroc ?

Pour moi, c’est peu par rapport aux mérites des femmes. N’oublions pas encore comment elles ont réussi, comment elles ont prouvé leur courage, comment elles se sont mobilisées, et se mobilisent toujours, pour l’équité et pas seulement pour l’égalité. Bref, n’oublions jamais comment la société repose sur leurs épaules !

Qu’en est-il sous l’ère de la Covid-19 ?

Covid-19 a été révélateur de nombreuses défaillances. Il est à craindre que la femme, comme d’habitude, supporte le plus gros fardeau des risques sanitaires et de la violence que cette épidémie engendrera. Pour preuve, les femmes ont encore été sur le devant de la scène notamment en mettant en place des dispositifs d’urgence et d’écoute. Même si les structures et les lois existent, les budgets ne suivent pas tout comme les mentalités. Aussi, la culture est le vecteur du changement pour construire une société égalitaire et rétablir enfin la balance.

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Règles du jeu

Le jeu est animé par un facilitateur et se joue en 30 minutes environ. Les équipes disposent d’une minute pour deviner les figures féminines et les alliés masculins, ainsi que de deux minutes pour gagner un défi. Les temps forts ? “Quelle femme t’inspire ou t’a inspiré(e) ?”, “En avant vers l’égalité”, moment du jeu durant lequel les membres de l’équipe se concertent pour trouver une action qui les a surpris.e.s dans leur entourage, et ce, en allant à l’encontre des stéréotypes de genre, sans oublier la carte “Allié” permettant aussi de débattre sur la place et le rôle des hommes dans le mouvement de défense des droits des femmes.

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