Elles s’appellent Salma, Oumaima, Lilya, Sofia… Elles ont entre 18 et 24 ans. Assises autour de la table, ces jeunes femmes très discrètes de la formation “Office manager” au Career Center OFPPT de Hay Hassani à Casablanca, sont venues nombreuses à l’atelier de prévention contre les violences numériques animé par l’Association Tahadi pour l’Égalité et la Citoyenneté, (ATEC). Une présence non obligatoire mais évidente pour cette jeunesse féminine sensible, impactée voire déjà broyée par la haine déversée sur la toile (revenge porn, humiliations, injures, sextorsion, intimidations, menaces…).
“Lancée en 2016, les Career Centers fournissent aux jeunes des outils pour les aider à découvrir leurs potentialités afin de les préparer à entrer sur le marché du travail (soft skills et techniques de recherche d’emploi), explique Nadia Abidi, directrice du Career Center OFPPT de Hay Hassani à Casablanca. Constituant une entrave au développement, le thème de la prévention aux violences numériques s’est imposé par lui-même. Initié par le programme USAID en 2017, l’atelier porté par l’ATEC s’est perpétué jusqu’à se multiplier durant l’année.” Amplifiée depuis le confinement engendré par la pandémie du Covid-19, la violence numérique empoissonne la vie d’un nombre croissant de femmes au Maroc. D’après une enquête menée par le Haut Commissariat au Plan (HCP) en 2019, le taux de prévalence de la cyberviolence des femmes âgées de 15 à 74 ans n’était que de 14%. Selon un autre rapport, réalisé entre juillet et septembre 2021, par l’ONU Femmes dans 8 pays des régions Moyen-Orient et Afrique du Nord dont le Maroc, 58,1% des femmes interrogées vivant dans le pays ont confié avoir déjà été victimes de harcèlement et de violence en ligne…
Une violence omniprésente
Avant d’entrer dans le vif du sujet, Bouchra Abdou, présidente de l’ATEC, accompagnée de Chaimaa Ouahb, assistance sociale de l’association, demande à l’assemblée quasi majoritairement féminine aujourd’hui –seul un garçon inscrit – de définir, sur un post-it, leur vision de la violence. Une série de petits bouts de papier, collés ensuite sur le tableau, qui n’ont l’air de rien mais qui sont lourds de sens. “Souffrance”, “insultes”, “harcèlements moral et physique”, “viols”, “dévalorisation de la femme”, “crime dont toutes les Marocaines sont victimes” sont autant de maux décrits… Après avoir répertorié tous les types de violence existants, le curseur est positionné sur la violence numérique. Divisés en trois groupes de travail, les jeunes sont invités à réfléchir à sa définition ainsi qu’aux moyens utilisés pour la perpétrer, aux comportements nocifs du harceleur et aux effets sur la victime. Assez rapidement et sans surprise, ils dressent un panorama complet de la cyber violence. Ils sont tout bonnement conscients de cette haine 2.0. “J’étais avec un garçon qui m’a menacée de partager des informations sur moi lorsque notre relation s’est terminée”, lâche spontanément l’une des participantes, brisant les non-dits et incitant les autres à se libérer. En quelques secondes, les langues se délient et les exemples de cyberviolences dont elles sont, ou ont été victimes ou témoins, se multiplient. “Je connais une amie voilée qui a partagé avec son copain de l’époque des photos d’elle sans son foulard. Lorsqu’ils ont rompu, son ex a créé un faux compte Facebook au nom de mon amie, publiant les images d’elle les cheveux découverts…”, raconte une autre jeune femme. “Moi, à l’âge de 14 ans, on m’a piraté mon compte Facebook et on a envoyé de faux messages à caractère sexuel à mes proches, affirmant que c’était moi qui les avais écrits, témoigne Yasmina. Je ne sais toujours pas qui a commis cette infâmie. Certainement un anonyme. Heureusement, mes parents sont ouverts et ont été à mes côtés durant toute cette période. J’ai ensuite fermé le compte pour en créer un autre, davantage “verrouillé”. Et depuis, je n’ai plus rencontré de problème”. “La violence numérique est la pire des violences car vous pouvez tout perdre : votre entourage, votre foyer, voire vos études ou votre travail, occasionnant isolement, dépression, automutilation, tentative de suicide, voire suicide…”, appuie Bouchra Abdou, avant d’enchaîner les cas de femmes victimes de violences numériques. “Divorcée, une femme a été harcelée par son ex-mari par le biais, tout d’abord, d’un flot de messages haineux sur les réseaux sociaux. Même si elle le bloquait, il revenait toujours par l’intermédiaire d’autres faux comptes, déplore-t-elle. Il a fini par s’installer devant son lieu de travail pour y accrocher des pancartes sur lesquelles il y avait écrit que “son ex-femme était une pute””.
Bousculer les hommes
Entouré de filles, Zakaria, 23 ans, semble un peu perdu… Même s’il a tenu à assister à cet atelier “pour en savoir davantage sur la violence numérique car je vais me marier”, confie-t-il, certaines notions lui échappent comme le partage de photos. “Imaginons que des images de ton épouse, datant d’avant ta relation avec elle, se retrouvent sur le net, quelle sera ta réaction ?”, lui demande-t-on. “Tout dépend si j’ai confiance en elle”, répond-il péniblement le regard fuyant. “Mais si tu es marié avec elle, c’est que tu as confiance”, enchérie-t-on. “Mais si ces photos sont arrivées sur la toile, cela veut dire qu’elle les a partagées avec quelqu’un ?”, s’interroge-t-il, avant que Bouchra Abdou le coince : “Envoyer une photo à une personne ne signifie pas donner son accord pour la partager sur les réseaux sociaux.” Bloqué, Zakaria relève la tête. Même s’il n’est pas convaincu à 100%, la réponse de la présidente de l’ATEC l’a interpellé. Bousculer. Pousser à la réflexion. “Certains garçons se racontent, malheureusement, des histoires, indique Nadia Abidi. Un jour, nous avons été confrontés à un cas d’harcèlement au sein de l’établissement. Un jeune garçon était persuadé que l’une de ses amies était réceptive à ses avances alors qu’il se faisait un film. Par exemple, s’il lui proposait d’aller au cinéma, elle lui répondait que “c’est super, j’en parle avec notre groupe pour qu’on se fasse une sortie tous ensemble”. Il était convaincu qu’elle était intéressée par lui alors que ce n’était pas le cas… Au fil du temps, la situation est devenue insoutenable. Nous avons dû faire intervenir leurs parents réciproques. Au final, le jeune homme a été dans l’obligation de changer d’établissement…”
Une identité numérique à protéger
“Il y a des gestes simples à réaliser pour se protéger de cyberharcèlement, cybersurveillance, diffamation ou encore usurpation d’identité sur le net, soutient Bouchra Abdou. Il faut protéger l’accès à son compte en changeant plusieurs fois son mot de passe, créer plusieurs adresses mails, utiliser un pseudonyme ou faire régulièrement le ménage dans son historique”. Autres conseils : garder toujours un œil sur votre smartphone et éviter de le mettre côte à côte avec un autre en raison d’un risque de piratage. Il faut également vérifier les ajouts de logiciels, technologie permettant aux copains, maris ou ex-époux d’accroître leur contrôle sur leurs victimes en sachant où elles sont et qui elles voient. “Si votre téléphone ne fonctionne plus, n’allez pas essayer de le réparer ou de l’échanger contre un neuf surtout au marché aux puces, prévient Bouchra Abdou. Même si vous pensez que vous avez formaté la carte mémoire, vous êtes face à des experts qui sont capables de récupérer toutes vos données personnelles ! Aussi cassez-le, et ce, à l’aide d’un marteau !”
Enclencher une procédure
D’après les résultats de la recherche-action “Les violences faites aux femmes facilitées par la technologie au Maroc”* (VFTIC) publiés en 2019 par l’ONG Mobilising for Rights Associates (MRA), “seules 10% des femmes interrogées ont signalé les VFTIC aux autorités publiques, surtout aux forces de l’ordre.” Les raisons sont multiples pour Bouchra Abdou, comme le regard de la société patriarcale posé sur les femmes, l’article 490 du code pénal criminalisant les relations hors mariage ou encore le problème des preuves. “C’est à la victime de les apporter”, souffle-t-elle, rappelant ensuite la procédure à entreprendre en cas de cyberviolences. “Il faut absolument parler de votre situation à une personne de confiance (famille, amis proches, association, cadres éducatifs, …), conserver toutes les preuves (captures d’écran, enregistrements audio, vidéos, photos sur clefs USB ou CD, …) et porter plainte auprès de la police ou la gendarmerie”, énumère-t-elle devant l’assemblée, brochure à la main. Un dépliant en langue arabe intitulé “Madame… Armez-vous de la connaissance juridique, affrontez la violence numérique” destinée au grand public. “Il existe des lois qui protègent les femmes, assure-t-elle. Les principaux textes juridiques sont la loi n° 103-13 relative à la lutte contre les violences faites aux femmes, le code pénal (notamment les articles du 3-607 au 11-307), en plus de la loi n° 88-13 relative à la presse et à l’édition, ou encore la loi n° 09-08 relative à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel”, leur indique-t-elle, signalant, avec force, que le harceleur encourt une peine de prison. Mais, dans le détail, cette sanction semble une broutille au vu de l’impact retentissant de la cyberviolences sur les victimes (stigmatisation, rejet, …) “Un harceleur encourt une peine de 1 à 6 mois de prison et une amende de 2.000 à 10.000 DH”, peste-t-elle. “Aussi, je préfère parler de peine de prison pour effrayer les éventuels harceleurs”, confie-t-elle, appelant ainsi à alourdir les sanctions tout en réformant le Code pénal et la loi n°103-13 afin que le champ d’application des violences numériques soit notamment élargi, ainsi qu’à multiplier la sensibilisation pour faire changer les mentalités. “Il faut que la culture de l’impunité cesse, lâche-t-elle. Il faut sensibiliser aux risques du net. Il faut que les victimes soient davantage soutenues et accompagnées car aujourd’hui, Internet aspire toutes nos données personnelles et ne permet pas, ou dans très peu de cas et difficilement, le droit à l’oubli…”
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La cyberviolence envers les femmes en chiffres
D’après une enquête datant de 2019 du Haut Commissariat au Plan (HCP), près de 1,5 million de femmes ont subi une violence par le biais de courriels électroniques, d’appels téléphoniques, de SMS, etc. Le risque d’en être victime est plus élevé parmi les citadines (16%), les jeunes femmes âgées de 15 à 19 ans (29%), celles ayant un niveau d’enseignement supérieur (25%), les célibataires (30%) et les élèves et étudiantes (34%). Élaborée en 2019 en collaboration avec huit associations dont MRA, la recherche-action intitulée “Les violences faites aux femmes facilitées par la technologie au Maroc”* (VFTIC) peint un tableau accablant. En effet, les auteur(e)s indiquent que les VFTIC se distinguent “par leur caractère fréquent et répété, avec 35% des répondantes vivant plusieurs incidents par jour (…) avec 57% des actes de violence qui durent au moins un mois à plus d’un an” et constatent également que “les mobiles les plus courants sont la pression ou la contrainte pour des relations sexuelles, l’extorsion ou la fraude pour de l’argent, et le non-respect des obligations légales en matière familiale”, et que “plus de la moitié des agresseurs sont inconnus de la victime ou agissent de manière anonyme.” Un constat déjà alarmant qui s’est aggravé avec le confinement engendré par la pandémie du Covid-19, révélateur d’un fléau sous-estimé. En effet, selon une étude menée de juillet à septembre 2021 par l’ONU Femmes dans 8 pays de la région Moyen Orient Afrique du Nord (Maroc, Irak, Jordanie, Liban, Libye, Maroc, Palestine, Tunisie, Yémen), 43% des participantes affirment avoir reçu des “images ou des symboles à contenu sexuel”, 38% d’entre elles ont reçu “des appels téléphoniques ennuyeux, des communications inappropriées ou importunes”, 35% ont réceptionné “des messages insultants et/ou haineux”, et 22% ont déjà subi “un chantage sexuel direct”. C’est sur les réseaux sociaux que les femmes sont le plus victime de violences en ligne avec Facebook en première position (43 %), suivi d’Instagram (16 %) et de WhatsApp (11 %).
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(*) Entretiens individuels approfondis (252 personnes), focus groupes (1371 participantes) et sondage en ligne (174 femmes).