Son nom vous est peut-être inconnu, tant cette femme brille par sa discrétion. Mais une chose est sûre, vous avez déjà entendu parler de certains de ses projets associatifs, à commencer par la désormais célèbre école de cirque Shems’y de Salé, ou la biennale Karacena, qui redonne vie à la médina de ladite ville. Chez Touraya Bouabid, l’associatif est une seconde nature, une raison d’être, “une culture” comme elle aime à le dire. Pour celle qui se dit “née avec une cuillère d’argent dans la bouche” et pour qui l’argent importe peu s’il n’est pas mis au service des plus démunis, la fibre associative est une histoire de famille. Quand on la questionne sur le prix Trofemina qu’elle vient de se voir décerner en France, elle répond humblement que “ce prix est celui de toutes les femmes du monde, et surtout celui des Marocaines, ces femmes qui combattent au quotidien, à la maison pour éduquer leurs enfants, mais aussi au travail, en portant sur leur dos de l’eau ou des fagots”.
Militantes de mère en fille
Alors qu’elle était encore jeune collégienne, à l’heure où les jeunes filles n’ouvrent pas encore les yeux sur le monde et sa réalité souvent peu reluisante, sa mère l’initie au don de soi et à l’amour des autres. Très impliquée dans la première association marocaine de lutte contre le cancer, la mère de famille n’hésite pas à transformer son domicile en foyer d’accueil pour les femmes atteintes par la maladie. C’est dans cette maison du bonheur qu’elles reprennent des forces après la chimiothérapie. La jeune Touraya est alors chargée par sa mère de leur préparer des repas, de laver leurs vêtements et de s’occuper de leurs enfants quand les mamans sont trop faibles pour le faire elles-mêmes, ou qu’elles doivent se rendre à l’hôpital pour y suivre leur cure de soins intensifs. Quelques années plus tard, la jeune fille quitte le Maroc pour la France où elle se lance dans des études de médecine. Au bout d’une année, elle bifurque vers la biochimie, tout en continuant à s’investir dans ’associatif en travaillant à titre bénévole pour Action Contre la Faim, les Restos du Coeur, et en faisant des stages à l’Institut Pasteur…
1er combat : éradiquer la tuberculose
Sa maîtrise en poche, c’est tout naturellement que ses pas la ramènent au Maroc, ce pays auquel elle voue un amour inconditionnel. Elle ne tarde d’ailleurs pas à se mettre au service d’une cause pour laquelle elle combattra toute sa vie : le traitement de la tuberculose. Engageant ses propres fonds financiers, la jeune mère de famille entreprend de rénover le service de l’hôpital Moulay Youssef Al Akkari de Rabat. Peu à peu, elle finit par attirer l’attention de plusieurs médecins, chefs de service de l’hôpital en question qui, encouragés par son enthousiasme et sa détermination, lui proposent de lui prêter main forte et de créer ensemble une association. C’est ainsi que naît l’AMAT, l’Association de Rabat-Salé d’Aide Médico-Sociale aux Tuberculeux, en 1986. Ce groupe de médecins accomplit des prouesses. A son actif, un service de radiologie, du matériel flambant neuf, un service de bactériologie et de biochimie, un foyer pour jeunes et une école… Tomber sur une salle de classe dans un hôpital est à l’époque quelque chose d’insolite, mais Touraya Bouabid est une visionnaire, et ses perspectives ne s’arrêtent pas au traitement de la tuberculose.
L’école qui soigne
Elle comprend très vite que les enfants malades pendant plusieurs mois ratent l’école et que lorsqu’ils y reviennent, c’est pour redoubler leur année perdue. Le hic, c’est qu’au bout de deux échecs, le système scolaire les exclut, les poussant malgré eux à intégrer le monde du travail. Contraints de travailler, ces enfants aux poumons fatigués rechutent alors… “C’était insupportable et vraiment très douloureux”, se souvient notre militante. Sa profonde implication et son observation du quotidien des patients lui font prendre conscience d’un mal qui s’étend au-delà de la maladie : la précarité. “Nous avons essayé de rendre les moments d’hospitalisation supportables et humains. Mais c’est quand nous avons commencé à faire des dépistages dans les quartiers défavorisés, dans les bidonvilles, dans les crèches, dans les usines de tapis… où la tuberculose sévissait dans un état endémique, que nous avons pris conscience de toutes les choses à améliorer. En voyant tous ces enfants qui erraient dans les rues, qui n’allaient pas à l’école, qui ne mangeaient pas à leur faim, ces gens qui vivaient dans des conditions insalubres… nous avons compris qu’il ne suffisait pas de donner aux gens un médicament pour les soigner. Il fallait régler le problème en amont et le traitement contre la tuberculose consistait aussi à s’occuper en parallèle de l’éducation des enfants.” Pour Touraya Bouabid, une nouvelle vocation est née : s’occuper du bienêtre des enfants, de leur scolarité et donc, de leur avenir ; car pour elle “l’école est un ascenseur social”. C’est de cette réflexion que naîtra l’AMESIP, en 1993, avec cette démarche sociale comme marque de fabrique.
La précarité en chiffres
1996 – première mission de l’AMESIP : entreprendre une enquête sur la situation des enfants des rues pour savoir notamment d’où ils viennent, s’il sont scolarisés, s’ils ont une famille, un foyer, s’ils travaillent, s’ils se droguent… Les résultats de l’enquête sont affligeants. 35 % des enfants qui errent dans les rues de Salé et de Rabat sont nés de mères célibataires, 33 % sont déscolarisés, 40 % n’ont jamais été à l’école, 35 % se droguent, 80 % ne rentrent pas chez eux le soir… C’est à partir de ces chiffres que l’AMESIP élabore sa stratégie. “Notre action était réfléchie. Nous avons fait en sorte de comprendre la situation et d’être à l’écoute des autres. Sans cela, nous n’aurions jamais rien pu entreprendre, et c’est aussi cette démarche qui explique que depuis 1996 jusqu’à aujourd’hui, l’AMESIP est en plein essor”, commente Touraya Bouabid.
Une deuxième chance pour tous
Depuis sa création, l’AMESIP n’a de cesse de monter des projets générateurs d’avenir pour les jeunes en situation précaires ; à l’instar de l’école du cirque Shems’y ou de la biennale Karacena. Aux centres Moulay Ismail ou Youssoufia, on apprend à lire, à écrire, à compter… A Aïn Atig, premier centre de désintoxication en Afrique, on apprend aux toxicomanes à tourner le dos à leur addiction en se formantaux métiers du cheval. Et projet à venir : l’école des métiers de bouche quiouvrira ses portes en septembre…