je gravis les dernières pierres de la colline et m’assois sous un pin parasol. Mes yeux se perdent dans les détails de ces ruines dorées qui se jettent dans la mer. La beauté peut-elle quelque chose contre le chagrin ? Aujourd’hui, j’ai assez de courage pour m’en convaincre. Mais chez moi, les certitudes ne survivent jamais à la nuit.
C’est mon premier voyage dans ce pays. On me l’a raconté cent fois. Chacun y est toujours allé de sa petite histoire. Dès que les sept lettres familières étaient prononcées, les visages se crispaient, on riait jaune, une culpabilité fratricide au creux du ventre.
Je suis arrivée ici en avion le matin même. J’ai acheté mon billet il y a un mois, un soir d’hiver où l’ennui était devenu trop lourd. J’étais allée en Turquie et en Grèce, mais jamais dans ce pays auquel je suis pourtant liée par une curieuse histoire.
J’avais trente ans lorsqu’on m’a parlé de Djemila pour la première fois. Ma tante a prononcé son nom avant de se mordre la langue. Elle a parlé de ses cheveux noirs et de sa peau tatouée. Elle a décrit la foule qui se pressait dans notre salon pour écouter ses conseils. Elle a évoqué la voix de Djemila, une voix claire et chantante qui déliait les mots avec patience. Je n’ai jamais oublié cette confidence. Lorsque j’étais enfant, ma mère aussi m’a parlé de Djemila par erreur : « si tu continues comme ça, tu vas finir comme Djemila. » Quand je l’ai interrogée, elle est restée évasive. Je ne savais pas encore que cette femme était notre secret
À force d’insister, ma tante me l’a racontée quelques années plus tard, l’index sur la bouche. Djemila était la première femme de mon grand-père. C’était une femme étrange, une solitaire, une oratrice. C’est à peu près tout ce que je sais d’elle. Là, face à la mer si bleue qu’elle devient argentée, j’aimerais que Djemila me chuchote son histoire. J’aimerais qu’elle m’explique son absence de descendance, qu’elle me parle de sa vie avec ma grand-mère, la deuxième femme. J’aimerais que Djemila me raconte le départ de mes grands-parents pour le Maroc et sa vie seule là-bas, en Algérie. J’aimerais qu’elle me parle de ce pays frère qui est devenu maudit.
Enterrons cette hache de guerre qui tronque nos récits, alors que nous vivions ensemble hier à peine.
C’est une photo de Djemila qui m’a convaincue de partir. Je l’ai trouvée dans la maison familiale. J’y avais passé une semaine entière après m’être séparée d’Anis. En reconnaissant Djemila sur cette photo, une joie immense m’a saisie. Djemila m’offrait une filiation à laquelle me rattacher, j’avais enfin de quoi fuir les regards déçus des uns et des autres. J’ai fixé la photo pendant des heures. On y voyait la première femme de mon grand-père dans les ruines romaines de Tipasa. Elle avait des yeux de feu, un sourire immense, des cheveux épais qui lui arrivaient jusqu’aux hanches. Il y avait un air de famille entre Djemila et moi. Moi qu’on traitait de vieille fille. Moi qui croyais rompre avec une lignée de femmes dont l’abnégation était devenue une légende. J’étais héritière de l’histoire d’une femme rebelle dans un pays voisin dont je ne connaissais rien.
C’est Djemila qui avait convaincu mon grand-père de prendre une deuxième femme. Elle voulait qu’on l’aide à la maison et elle n’aimait pas les enfants. Djemila et ma grand-mère s’entendaient bien. En Algérie, ils avaient une maison au milieu des champs. Djemila gardait le bétail et disparaissait parfois pendant plusieurs jours. Quand ils ont dû quitter leur maison pour se rendre au Maroc, elle n’a pas voulu partir. Ils ont tout abandonné et l’ont laissée là-bas, le cœur lacéré. Mon grand-père ne s’en est jamais remis. Il disait l’avoir revue une fois, à travers les barbelés de la frontière. Et puis quand ils ont appris sa mort, personne n’a pu se rendre aux funérailles.
Je ne me suis pas davantage renseignée sur Djemila avant de partir. La simple évocation de son prénom fait frémir les miens. Seule ma tante continue à me parler de Djemila, à l’abri des regards. Parfois, j’ai l’impression qu’elle invente des souvenirs, mais cela ne me gêne pas car pour moi, Djemila est une légende.
Je suis partie sans le dire à personne mais j’ai emporté un livre, acheté dans les rues de Casablanca. L’été de Camus car le vendeur n’avait plus L’étranger. En parcourant le livre, j’ai reconnu Tipasa, l’endroit où Djemila s’était prise en photo. J’ai traversé tout le pays en avion alors que Tipasa est à quelques heures en voiture de chez moi. J’ai poursuivi ma lecture. Tipasa était décrite avec beaucoup de finesse.
J’ai refermé Camus sans le terminer. Ce n’est pas cette version de l’Histoire qui m’intéresse. Dans les décors de Tipasa, où je suis aujourd’hui, c’est autre chose que je cherche. Je cherche la beauté, je cherche Djemila. Je cherche les histoires qu’on ne nous a pas racontées, les vies de femmes qu’on a conspuées. Je cherche ma langue, je cherche mes autres langues, je cherche les sentiers interdits par lesquels nous pourrions, un jour, nous retrouver. Je veux faire Oujda-Tipasa en voiture, Cheb Hasni à plein volume. Je veux qu’on enterre enfin cette hache de guerre qui sépare nos familles, tronque nos récits, nous fait bégayer aujourd’hui, alors que nous vivions ensemble, hier à peine.
Née à Rabat en 1992, Hajar Azell est écrivaine, entrepreneure culturelle et consultante dans le domaine des technologies civiques. Son premier roman, L’envers de l’été, est paru aux Éditions Gallimard en 2021. Sa nouvelle, À l’origine, les cris est parue aux Éditions Atonale.
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